traversées

« traversées » tente de contribuer à un imaginaire contemporain de la haute montagne en instaurant un dialogue inédit entre la conquête du paysage montagnard par la marche, et le cheminement des mots, de la mémoire et des idées. Au fil de trois heures de marche, les images de Maryvonne Arnaud et les textes de Jacques Lacarrière,  Pascal Amel, Jacques Darras  et Hervé Planquois courent le long d’un sentier situé dans la vallée des Étançons, au pied de la face sud de la Meije. Cette traversée est une expérience du corps, durant laquelle nos souffles se confrontent et s’éprouvent à la permanence et à l’infini du paysage minéral. Le pas se mesure à la puissance d’un site naturel particulièrement grandiose, où la présence humaine est rare. Ce cheminement nous instruit sur cette limite de la présence humaine.

 

 

Extrait de textes originaux : Jacques Lacarrière

Cicatrices du sol, fils entre deux vertiges ou toiles de poussière entre deux horizons ?

Tracés par les milliers de pas des cheminants, ils sont voies d’aventure et réseaux de patience, miroirs et sceaux de nos efforts. Et sur chacun de leurs versants on peut lire partout l’ubac de nos fatigues.

Cheminer, ici, c’est ascendre. Côtoyer les nuages et surprendre le ciel en son intimité. Devenir voyeur d’azur et d’infini.

Au bout de ce chemin des cimes, je lis cette inscription : pèlerin des nuages, ici commence l’oratoire des vents.

Pérégriner : le plus beau verbe pour dire jadis le sens et le but du voyage. Pérégrin : le plus beau mot d’antan pour dire l’oblat et le pratiquant des chemins. Pèlerin : son double d’aujourd’hui, son frère en cimes et en vertiges.

 

Au terme de la montée, soudain et comme inattendu : le ciel. Pour lui, les monts s’écartent, les vallées s’incurvent, l’horizon se déploie. Et quel plaisir de sentir et savoir que là-haut, tout à l’heure, le ciel vous donnera audience. À condition que tout soit clair. En lui et surtout en vous.

Grandiose. Mot risqué, insolent mais qui veut dire au fond : oser ce qui est grand. Ici, la montagne a osé. À nous aussi, d’oser être grand, être haut. De nous mettre, le temps d’un essor, à l’école des aigles. D’apprendre comme eux à glatir dans l’azur. Glatir, la seule façon ici de parler aux montagnes.

Pierres amoncelées. Pierres éparpillées. La Terre elle-même jadis a dû choisir : rassembler ses enfants ou bien les disperser aux quatre vents. Enfants des quatre vents, les pierres des montagnes.

Sous la houle figée des versants, chaque pierre est balise immobile, écume pétrifiée de la mémoire des glaces.

Ayons toujours en vue l’humilité des pierres. Lourdes ou légères, denses ou friables, elles demeurent indifférentes aux joies, insensibles aux remords, étrangères à tout ressentiment. C’est pour cela qu’elles font partout cortège aux pentes comme aux gouffres, aux chemins comme aux cimes, aux neiges comme aux vents. Elles sont parures des solitudes et parements des altitudes. Demeurer où le sort les a jetées ou rejetées et résister au temps est leur unique but. Ayons toujours en vue la patience des pierres.

À la croisée des vents, il convient d’édifier pierre à pierre son havre et sa maison de certitude.

Cairns : bouées de pierre disposées tout au long des chemins d’éclairs et d’orages pour orienter et pour aider les naufragés de l’altitude.

Une à une, sur le socle nu des saisons, ces pierres déposées, distillées par le ciel, comme les stalactites de l’azur.

Je suis seuil et je suis chemin.

Je suis pierre qui dit l’horizon.

Je suis l’enclos des pas nomades.

Je suis paume où se lisent les lignes de l’ailleurs.

Trop loin. Trop lourd. Trop immobile. Roc ancré dans le sol, le sol inéluctable après les lendemains d’ivresse immaculée. Dépôt ou résidu d’un vertige glaciaire ? Débris ou déchet porté, emporté, transporté dans l’anonymat des moraines, et déporté dans les enclos du vent ?

Depuis des millions d’années, je gis. Orphelin du froid.

Lentes reptations des glaces qui avancent, oppressent puis se retirent. Et qui m’ont laissé là, témoin de leurs élans, de leurs désirs inaboutis.

Témoin aussi des griffes et des serres du vent : ces gerçures, cassures, vergetures, ces lézardes sur la peau fossile du temps.

Et maintenant, devenu nuit, livré aux ecchymoses des saisons, aux fantaisies du vent, aux érosions du temps, qui me délivrera du châtiment d’être immobile ? Qui me restituera la douceur erratique ?

 

Jacques Lacarrière

 

à la nuit tombée

À la nuit tombée, les quais bordant l’Isère au cœur historique de Grenoble s’ouvrent au monde. Des images fragiles, impalpables, constituées simplement d’ombres et de lumières s’inscrivent au fil de l’eau, comme une vaste frise  soulignant la ville.

Ces images ont traversé la planète pour parvenir jusqu’ici. Elles sont conçues spécialement, sur un canevas élaboré par Philippe Mouillon, par des artistes vivant aux quatre coins du monde, en Egypte ou au Canada, au Brésil ou au Japon.

Parvenues à Grenoble, les images originales sont intégrées dans un prototype technologique expérimental conçu en collaboration avec une société d’éclairage public : Gaz Electricité de Grenoble, et la recherche-développement de Philips-outdoor-lighting.

Elles sont projetées chaque nuit sur le mur de soutènement des quais de l’Isère par un discret réseau de fibres optiques.

Cette longue frise lumineuse détache chaque nuit la ville de son cadastre diurne pour vivre une vie nouvelle et onirique. Les quais oubliés, éreintés par la circulation automobile intensive, deviennent un lieu de promenade et d’harmonie.

 

 

 

 

Exemple de dessin original de  Lu Sheng Zhong :

 

Exemple de dessin original de Rachid Koraichi :


 

Exemple de dessin original de Rekha Rodwittiya :

 

Exemple de dessin original de William Kentridge :

Commentaire de Jacques LACARRIÈRE

À quoi sert un fleuve ? À quoi sert un fleuve ? On se pose rarement la question tant son existence va de soi, comme celle du ciel ou de la terre. Pendant longtemps, on ne vit en eux qu’une source d’eau consommable, un chemin mouvant et gratuit pour aller d’une ville à l’autre et pour gagner la mer, et un vivier de nourriture par les poissons qu’on peut y pêcher, le gibier d’eau qu’on peut y chasser. Cela, c’est l’histoire coutumière et humaine du fleuve, au temps des coches, des barges et des plates. Mais il y a des fleuves un autre usage possible, plus ludique et moins prosaïque, qui consiste aussi à s’y baigner, à en sonder les fonds intimes, à s’étendre au soleil sur leurs  îlots de sable, à rêver sur leurs rives, à imaginer leur estuaire, la mer où ils se jettent et les Polynésies lointaines. Car le fleuve, comme le dit Héraclite, est un constant Ailleurs en notre Ici. Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas, une lente ou folle grammaire de tourbillons et de courants, d’eaux venues d’endroits différents.

Si les rivières perdent leur nom dès qu’elles rencontrent un fleuve, il n’est pas dit qu’elles perdent leur eau pour autant, je veux dire la nature, densité, singularité, personnalité de leur eau. C’est bien pourquoi chaque fleuve est une histoire, voire une épopée au long cours, un récit ou un conte aquatiques. À sa naissance, il n’est souvent qu’un filet d’eau sans nom et sans destin. Mais dès qu’il s’affirme, se continue, s’inscrit dans la déclivité des pentes et le décor du paysage, il prend un nom, son nom, et il peut dire je. Mais vite, à mesure qu’il avance, d’autres je vont se joindre à lui, brasser leurs eaux avec les siennes, et le fleuve, n’ayant plus de je, pourra dire alors nous. Et quand ce nous parviendra jusqu’à son terme et viendra s’unir à la mer, se fondre en l’immensité de ses eaux, il perdra alors et son je et son nous pour devenir tous. Il y a sûrement au cœur de l’Atlantique de minces filets d’eau qui ont encore un goût de Loire mais vite absorbés, noyés au sens propre du mot par le goût cosmique de la mer, ce goût de sel universel.

Un fleuve est fait de mille et mille apports différents et sa richesse, voire sa raison d’être et de couler résident en le métissage de ses eaux. Tout fleuve est une eau métisse et métissée, et qu’on ne vienne plus me parler de racines ! Je connais bien les arbres, j’ai grandi et mûri dans leurs branches, mais les arbres ne peuvent rien vous apprendre hors du terroir de leurs racines, ne peuvent rien savoir du vaste monde. Le vaste monde, seuls les fleuves peuvent vous l’apprendre sur la terre et, dans le ciel, les oiseaux migrateurs. Les fleuves sont des eaux migratrices, messagères de l’universel.

Jacques Lacarrière

humeur du monde

L’Humeur du Monde prend place en 1993 sur une avenue d’Echirolles, une ville ordinaire de banlieue française. Le site est d’une banalité affligeante, mais pourtant si emblématique d’une certaine réalité urbaine : flux continu d’automobiles, présence piétonnière anachronique, juxtaposition disloquée d’immeubles, simulacre paysagé … !

Loin de nier cette réalité, Philippe Mouillon s’ancre dans ce territoire et le bouleverse: il installe 30 panneaux d’affichages routiers en alignement sur les 800 mètres du terre-plein central de l’avenue, puis 30 roulottes de chantier à droite et à gauche des voies de roulement. Il repère enfin 30 satellites géostationnaires quelque part dans l’infini du ciel. Le décor est planté, l’Humeur du monde va commencer!

Philippe Mouillon associe au projet 25 écrivains du monde. Ces écrivains sont, pour la plupart, des compatriotes des populations bousculées et entassées dans cet habitat de banlieue

Ce sont surtout des voies originales et puissantes. Nicole de Pontcharra, elle même poète, assurait le choix et la coordination des auteurs. Il s’agissait de Abdellatif Laabi, Sony Labou Tansi, Kangni Alemdjrodo, Tahar Bekri , Zeljka Corak, Florent Couao-Zotti, Gerty Dambury, Demosthenes Davvettas, Natacha de Pontcharra, Xavier Galmiche, Nedim Gürsel, Jacques Lacarriere, Koulsi Lamco, Eduardo Manet, Luis Mizòn, Wajdi Mouawad, Biram Ndeck Ndiaye, Jean Luc Raharimanana , Michèle Rakotoson, Eugène Savitzkaya, José Augusto Seabra, Leïla Sebbar, Kiflé Sélassié, André Velter, Marcel Zang.

À chaque écrivain, il est demandé de transmettre chaque jour par télécopie son humeur – non pas une chronique journalistique objective ou une analyse géostratégique, mais bien au contraire, sa rage, ses urgences, son amour, son intelligence du monde !

Par vagues de quelques mots ou de quelques lignes, les textes arrivent d’Alger, d’Istanbul ou de Dakar et sont immédiatement saisis en informatique, développés en feuilles de 4 mètres par 3, puis encollés sur les panneaux d’affichage routier.

Mais l’Humeur du Monde, ce sont aussi les saveurs des voix, des langues du monde entier captées depuis les satellites géostationnaires et qui portent en elles la trace des différents fuseaux horaires qui rythme au même instant la vie des hommes. Cette multiplicité sonore est captée puis amplifiée dans chaque roulotte de chantier, les transformant en d’étranges jukes-boxes urbains d’où s’échappe une polyphonie vocale planétaire.

La démesure de l’événement intrigue, attise la curiosité. Les textes sont si monumentalisés, parfois développés sur une dizaine de panneaux d’affilée, qu’il est alors nécessaire de marcher plusieurs centaines de mètres pour lire l’ensemble du texte, et cette expérience corporelle est troublante !

L’Humeur du Monde tisse un processus original de filiation car cette démesure force l’attention et invite à tirer d’abord quelques fiertés de la place de son compatriote, puis à lire d’autres voix, plus exogènes. Chacune d’elles me raconte non pas l’en-soi des événements, ce que font les médias jour après jour sans nous concerner, mais incorpore l’événement dans sa vie même pour me le communiquer comme essence de sa propre expérience.

Elle entre ainsi en dialogue avec ma propre expérience du monde.

XAVIER GARCIA / Extrait de Le petit tour du monde

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE MOUILLON

– Quelle est la genèse de l’humeur du monde ?

Philippe Mouillon : L’humeur du monde prend sa source dans une petite coupure de presse annonçant la mort de Tevfik Esenç, le dernier homme à parler Oubikhs, le 7 octobre 1992. Ce paysan caucasien avait été invité au Collège de France, il y a quelques années, par Georges Dumézil pour parler sa langue, l’une des plus difficiles au monde – elle comportait 82 consonnes que croisaient seulement trois voyelles! La langue Oubykh a perdu dans l’indifférence son ultime locuteur après un lent processus entamé il y a moins d’un siècle quand les Oubouchs arrivèrent dans l’empire ottoman, furent accueillis par les Tcherkesses, et se déshabituèrent peu à peu de leur propre langue.

– En quoi cette disparition vous semble-t-elle exemplaire?

Philippe Mouillon : En ce que des ruptures fondamentales ont lieu sans éveiller notre vigilance parce que l’échelle de temps à l’oeuvre échappe à notre durée de vie propre. »On ne prête jamais attention aux événements les plus importants », écrit Milan Kundera dans le Livre du rire et de l’oubli. « On voit défiler les événements mais on ignore les raisons » précise Jean Luc Godard dans hélas pour moi.La mort du dernier homme à parler Oubikhs nous confronte à la disparition d’autres intelligences du monde que notre modernité méprise, ignore ou rejette. Elle est un indice parmi d’autres d’une mue nous arrachant d’une culture de sédentaire, d’une culture de paysans plurimillénaire et localisée au profit d’une culture de nomadisme planétaire.Nous nous arrachons, avec un sentiment de vertige, d’un paradigme rassurant mais partout en faillite, et transitons à tâtons vers un autre, encore bien opaque. Nos repères séculaires s’échappent. Où se joue aujourd’hui notre avenir ? Où devons-nous nous ancrer, nous relier, pour être nous-mêmes ? Que se joue de nous-mêmes à Sarajevo, Bruxelles, Tokyo, Tchernobyl, Alger…?Chacun ressent aujourd’hui, toutes classes sociales confondues, ce que les météorologues nomment « l’effet papillon », combien un battement d’aile de papillon à la bourse de Tokyo, à Tchernobyl ou à Sarajevo peut avoir des conséquences majeures pour soi-même ici, dans sa montée d’escalier, conséquences sur lesquelles nous n’avons que peu ou pas de maîtrise. Notre destin semble nous échapper et ce sentiment d’impuissance peut produire ce repli frileux, cette crispation identitaire dont nous savons déjà le devenir potentiel tragique.Félix Guatarri écrivait quelques jours avant sa mort l’automne dernier: « Il y a dans cette chaosmose actuelle, des carrefours de possibles qui se profilent, y compris le pire qui peut advenir, le pire par rapport auquel nos imaginations sont défaillantes. Ce qui est peut-être là l’enjeu, c’est d’inventer des caisses de résonance, des chambres d’enregistrement, des agencements d’énonciations au moment où tous les interlocuteurs traditionnels semblent avoir le souffle coupé ».

– Comment répondre à cette opacité dont vous parlez ?

Philippe Mouillon : L’une des exigences de nos sociétés individualistes de marché, c’est que les expériences restent la propriété de chacun: « j’te raconte pas » disent les adolescents d’aujourd’hui à longueur d’année ce qui ne veut pas dire « je pourrais t’en parler pendant des heures » mais bien ce que les mots disent : nous sommes chaque jour plus pauvres en expérience communicable. Walter Benjamin dans un texte intitulé « expérience et pauvreté » repère cet appauvrissement de l’essence de l’expérience et tente de trouver un sens à l’art dans la mesure de cet appauvrissement. L’humeur du monde crée un rapport original à la filiation en invitant l’autre à raconter, se raconter, me raconter. Et l’autre, de lointain devenant prochain, et me racontant non pas l’en-soi des événements (ce que font les médias jour après jour sans nous concerner) mais en incorporant l’événement dans sa vie même pour me le communiquer comme sa propre expérience, dialogue avec ma propre expérience du monde et établit avec moi qui l’écoute un rapport de l’ordre de la filiation.

– Comment inscrivez-vous votre intervention dans la rue et pourquoi le faire dans ce site précis ?

Philippe Mouillon : L’humeur du monde prend sa place sur une vaste avenue d’Echirolles en banlieue de Grenoble, possédant tous les attributs du paysage périurbain : flux automobile continu, présence piétonne presque anachronique, voisinage disloqué de centres commerciaux et d’immeubles… En ce sens, le site est exemplaire d’une urbanité construite sur la négation de toute singularité. Ce constat fut pour moi déterminant, d’autant que la complicité fut immédiate avec l’équipe d’ingénierie urbaine et culturelle de cette ville, un ensemble d’individus remarquables qui ont acquis la conviction qu’une réponse platement matérielle ne résoudra pas les maux qui minent ces espaces. Ces non-lieux, en nous confrontant à la perte de tout repère connu, nous angoissent si fortement que nous leurs faisons endosser les parts d’ombre, d’innommable, d’indicible de la société. Loin de dissiper la vérité du lieu, de nous en distraire, de nier le vécu de sa population, l’humeur du monde tente d’en amplifier les traits singuliers, de s’ancrer dans le territoire et dans son histoire.

-Pourquoi parlez-vous de sculpture urbaine ?

Philippe Mouillon : L’humeur du monde compose un volume localisé, celui de l’avenue, dans lequel pénètre physiquement l’observateur en mouvement et un corpus illimité d’ondes radiophoniques réverbérées par une trentaine de satellites stationnant à quelques kilomètres de la surface terrestre, et un réseau d’individus singuliers inscrits territorialement sur les cinq continents. Le et est très important pour moi qui suis issu d’une culture occidentale du ou.

– Vous accumulez et articulez des temporalités multiples qui, paradoxalement, conjuguent intimité et éloignement, vitesse de la lumière et méditation?

Philippe Mouillon : Il me semble nécessaire d’ébranler notre expérience corporelle du temps et de l’espace. Nous vivons et conjuguons sans cesse des données transportées en temps réel du bout du monde et d’autres accumulées par 20 000 ans d’expériences locales. Fernand Braudel dans « L’identité de la France » explique que les zones géographiques d’utilisation de certains savoir-faire précis comme les couvertures de toits (qui sont là en ardoise, ici en tuile creuse…) révèlent les limites d’extension territoriale des armées romaines il y à 2 000 ans. Or, cet étirement démesuré, géologique, du temps coexiste avec une fragmentation extrême qu’étudie méthodiquement Paul Virilio lorsqu’il souligne qu’aujourd’hui  » la seconde est la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’atome de Césium 133 dans son état fondamental » mais je vous rassure, cette définition sera prochainement abandonnée puisque les recherches actuelles tentent de piéger le Césium à -273,15 degrés Celsius et en état d’apesanteur afin d’affiner cette précision par 1000 !

– Pouvez-vous nous décrire l’architecture acoustique de « L’Humeur du Monde » ?

Philippe Mouillon : De tous les continents sont captés et concentrés localement des sons et des mots. Les sons proviennent de fréquences radiophoniques plus ou moins lointaines, polyphonie planétaire relayée par des satellites géostationnaires sonorisant 30 abris mobiles de chantier comme d’étranges juke-box urbains. L’addition de ces fréquences différentes pour chaque abri, de ces langues multiples, de ces fuseaux horaires, de ces voix et de ces silences, génère un résultat acoustique variant selon l’emplacement du spectateur, sa vitesse de déplacement ou l’heure de son passage, mais variant aussi selon la mise en espace physique des abris de chantier, réinventée chaque matin.

– Et l’architecture littéraire ?

Philippe Mouillon : Les mots proviennent de 25 écrivains du monde, pour la plupart francophones, qui en dix mots, en dix lignes ou en dix pages interviennent sur le site par correspondance avec un texte original, poème ou prose, rendant compte de leur perception de l’état du monde. Chacun transmet son humeur vis-à-vis du monde, non pas une analyse géostratégique ou une synthèse journalistique mais son expérience intime du monde. Agrandis au format de 22 panneaux d’affichage routier puis installés en alignement sur l’avenue, ces textes sont encollés quotidiennement et confrontent le regard singulier d’un écrivain puis d’un autre aux quelque 30 000 automobilistes entrant chaque jour dans la sculpture.

– Comme autant de regards autres sur le monde ?

Philippe Mouillon : Face au regard de « l’autre », nous ne pouvons que constater le caractère limité, confus, souvent non pertinent de nos critères de perception, combien il y a ici, à deux pas, comme là-bas, aux confins de la planète, des regards sur le monde dont la nécessité nous confronte à une énigme. Cette énigme face à l’obscurité, face à l’ambigu peut ouvrir en chacun un processus de crise, de questionnement sur soi-même et, peut-être, un modeste processus de dialogue avec l’autre, même précaire, même fait de malentendus. Entendre, goûter, respecter la diversité, c’est prendre, in fine, confiance dans sa propre singularité.

TEXTES ORIGINAUX

Voici les tribus

Elles sortent de la poubelle de nos rêves

Et du désert gagné sur l’amour

Elles vont s’en prendre aux livres

Aux femmes, aux cerfs-volants

Elles vont saccager les jardins de l’enfance

Achever les mots blessés

Voici les tribus

Avec nos mains d’esclaves

Elles vont édifier de nouvelles pyramides

Une autre tour de Babel

Avant d’être frappées

Par la vieille malédiction des empires

Mon Dieu

Comme l’Histoire se répète !

Abdellatif Laâbi

Le vent travaille pour nous.

Il sèche le linge et transporte les paroles et les gestes.

Ainsi on sait, à des kilomètres à la ronde, que tu coupes du bois, que tu fends des bûches très dures avec une lourde cognée.

On sait, à des kilomètres à la ronde, que tu cloues le couvercle d’un cercueil. Tout le monde apprend peu à peu sur quel chemin tu marches.

On entend tes enfants. et le coq se manifeste partout.

Le vent nous mélange les uns aux autres car il transporte les cheveux, les fumées montantes et rampantes.

Tout le monde apprend quel jour ta voisine fait des crêpes, des beignets ou des gaufres.

Le vent nous lie et fait tinter les grelots et le rameau de buis contre l’arrosoir plein.

Le vent nous remplit de silence et de bruit. Le vent balaie la poussière et nous renvoie  les songes anciens.

Le vent nous remplit de trouble et d’insomnie mais le vent aussi nous endort lentement ou avec la dextérité et la vivacité d’un prestidigitateur.

Le vent nous pousse au derrière et le vent nous arrête en pleine course

Le vent nous épluche et nous use.

Nous nous appuyons contre le vent car le vent nous préserve du vide.

Eugène Savitzkaya

J’agrandis

mon coeur

jusqu’à ton ventre

chaudement

chaque jour est pour nous jour lisible d’âme

et ce monde pourtant tordu condamne mon coeur à la vacance éternelle.

Je sens que l’hiver n’a plus de puissance sur ton endroit où l’âme brûlent tant de petits copinages.

Le temps halète sur les berges de ton grand ventre comme du velours

Demain

nous ferons l’amour avec l’insomnie et la lumière.

Seulement sache demain un trèfle boira l’orchidée et le ciel en sera rempli de sommeil.

Tous ces gens goulus délivrés de ta lèvre

demain

viendront boire tes dents

en feux

et ta bouche

et ton front.

Toi Shimonne

tu seras perpendiculaire aux petits matins

chantants d’amour, nue et livrée.

Tu seras perpendiculaire aux petits matins uniques

j’attendrai

la vague

et ta voix et tes yeux et le corail et ton odeur dure de femme férue

et ensemble

nous allons fustiger le grand complot où je te laisse pleurer d’amour.

Où je te laisse pleurer de baisers fumants.

Demain, comme tu sais sera le jour du déluge.

Sony Labou Tansi

J’aurais tant voulu vous oublier, menteurs

lorsque vous m’assuriez que la guerre était une chose mauvaise

qui devait disparaître pour que naisse la liberté !

Vraiment, enfoirés, j’aurai tant voulu vous casser la gueule pour vous faire connaître la guerre qui sévit en moi.

Enculés

Je vous insulterai longtemps encore,

jusqu’à ce que vous fassiez silence SILENCE ! Entendez-vous?…Enfants de putes !

Ecoutez-la ! La guerre !

Ecoutez comme elle est belle ;

Ne l’entendez-vous pas qui tombe ?

Ne l’entendez-vous pas dites-moi qui tombe entraînant avec elle la chute du ciel ?

Ne l’entendez-vous pas, misérables ?

Ecoutez ce que je vous dis !

La guerre…C’est la guerre…

Elle est belle…

Tout ces corps qui tombent

Et ces immeubles qui s’effondrent !… C’est la ville qui se met à genoux !

Un arbre explose !

Cela est si beau

J’aurais tant voulu oublier vos visages, menteurs.

Allez !

Retournez à vos larmes, connards,

Retournez à vos cigarettes sournoises,

Enfants de chiens !

Je ne crois pas en vous

Vous êtes les assassins,

Ceux qui camouflent leurs armes.

J’aurais tant voulu vous oublier, menteurs,

Lorsque vous m’assuriez de votre compassion…

Ahhh! Je vous étranglerai avec plaisir

Pour voir enfin en vous lueur humaine,

Lueur de vie, de survie,

Pour voir en vous la panique animale

Qui vous fera ressembler aux bêtes

Je vous étranglerai de mes dix doigts

En riant d’un grand rire

Pour vous faire goûter à ma haine

Qui est en moi, pour vous…

Vicieux ! Lubriques !

Vraiment, merdeux, j’aurais tant voulu vous oublier

Je vous étranglerai, car pour vous tuer, je ne peux pas faire autrement;

Je n’ai pas d’argent pour acheter une mitraillette et vous descendre…

Salauds ! Que je vous tirerai dedans, à grandes gorgées,

Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac

Que je vous hais, que je vous déteste !

Vous m’avez fait croire que la guerre était une chose mauvaise

Et je vous ai cru !

Malheur à vous, malheur,

Et malheur à moi

J’ai 24 ans,

Je suis vieux et lent,

Demain c’est la mort.

Bien…Bien…

Mais soyez assurés que cet instant

Où mon coeur s’éteindra,

En refermant mes yeux pour la dernière fois

J’aurai sur mes paupières blanches

Vos faces hideuses

Que pourtant, vraiment,

J’aurais tant voulu oublier, menteurs,

Vous qui m’assuriez du bonheur de vivre sur cette terre énorme.

Wajdi Mouawad

zp8497586rq