Le philosophe Daniel Bougnoux commente ainsi cette expérience troublante d’une exposition où les images ne sont présentes que dans notre propre imagination mentale : Exposer seulement des mots dans un musée, et à cette échelle, quel défi ! Ce jeu d’emboîtements, et de renvois, nous dit quelque chose sur nos façons d’appréhender et de manier le vaste monde qui nous environne. Jamais les mots ne nous donneront l’équivalent de la chose vue, le lisible ne fait pas jeu égal avec le visible ; et nul tableau, circonscrit dans son cadre, ne couvrira le bouquet des sensations visuelles, auditives, tactiles, olfactives…, noué par un paysage. La carte (sémiotique) n’est pas le territoire. Mais le propre de l’art, ou déjà d’une parole, n’est pas de représenter un monde, mais de le suggérer, de le réduire à une esquisse capable de mettre à feu une chaîne de pensées ou de sensations. La mèche lente des mots embrase nos images mentales…
Sur chacun des huit murs de l’allée centrale du musée de Grenoble sont imprimés des couples de textes :
Le premier est un fragment appartenant à la littérature mondiale et choisi par l’un des auteurs invités, écrivain ou philosophe : Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Christian Garcin, François Jullien, Jacques Lacarrière, Marie-Hélène Lafon, Céline Minard, Alain Roger.
Le second texte est un rebond écrit aujourd’hui par cet auteur et qui argumente son choix : Pourquoi de ma bibliothèque mentale retenir ce fragment : puissance d’une description, arrogance d’une proposition, remise en question radicale de nos certitudes à propos du paysage ? Et la luxuriance des sensibilités des auteurs choisis affine notre compréhension de ce qui fait qu’un paysage émerge et s’impose à nous : Jean Giono, Stendhal, Aragon, Héraclite, Balzac, Aimé Césaire, Mario Rigoni Stern, Oscar Wilde. Ce dernier prophétisait : “De nos jours, les gens voient les brouillards, non parce qu’il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris la mystérieuse beauté de tels effets. Sans doute des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. C’est infiniment probable, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n’en savions rien. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa“.