face to face

Inventer un dispositif pour l’espace public ruiné de Johannesburg est une tâche complexe. Dès son premier voyage, Maryvonne Arnaud fut séduite par l’incroyable diversité humaine de la ville. Toujours attentive aux bricolages de survie des populations des mégapoles, elle fut ici alertée par les usages quotidiens du sous-prolétariat noir qui circule dans des milliers de combis, sorte de minibus de transport en commun à l’économie informelle. Elle composa rapidement ces éléments en proposant aux habitants qui le souhaitaient de réaliser leurs portraits photographiques, puis de monumentaliser ces visages et d’en recouvrir les flancs des combis. 

Parallèlement, Laboratoire contacta douze d’écrivains originaires d’Afrique ou de la diaspora noire dans le monde en leur proposant de légender ces portraits. 

Une fois en possession des textes de Nurrudin Farah, Mia Couto, Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun, Emmanuel Dougala, Lesego Rampolokeng ou Maryse Condé, il restait encore à accorder cette intervention urbaine à la réalité de l’illettrisme d’une part, et à la tradition de l’oralité dans les cultures africaines d’autre part. Les textes furent traduits dans la pluralité des langues en usage en Afrique du sud (anglais, afrikaans, zoulou, xhosa, zwazi, ndebele…), puis enregistrés sur cassettes afin d’équiper les radios des combis recouverts des portraits. 

L’exposition mobile pouvait débuter. Durant trois mois, une vingtaine de véhicules firent la navette d’un bord à l’autre de Johannesburg, en tentant d’en suturer les béances.

Télécharger le commentaire de Catherine Blondeau, Directrice de l’IFAS de Johannesburg

Textes originaux :

Nos différences nous bousculent. Je suis Indien, je suis rouge, je suis Africain, je suis blanc, je suis noir, je suis zoulou, ma peau est blanche, ma peau est noire comme un cœur qui chante le bonheur de vivre dans la diversité, dans les couleurs de toutes les épices.

Peau noire, peau rêvée dans un destin cruel. Peau blanche, rêve sur rêve, rêve de lumière, mais c’est le même sang qui coule dans les veines de l’espoir, dans les ruelles de l’évidence.

Tahar Ben Jelloun

———————————————————

Il n’y a pas de pierre précieuse sans ses grains de poussière.

Nuruddin Farah

———————————————————

Une certaine étrangeté, la ride légère du regard. Comme si cet enfant interrogeait le monde, ce

même monde qui l’invite à abandonner l’enfance. A la commissure des lèvres, le sourire peu à peu

s’éteint, effaçant l’innocence qui ne servira plus après l’enfance.

On devine le tout : le sari, les couleurs, les parfums. Comme si une âme entière se dévoilait dans

le sourire ouvert. Les rares fils blancs de la chevelure n’arrivent pas à neutraliser la jovialité. La

femme sort de la photo, elle n’accepte pas le cadre du portrait.

La rondeur du visage, soulignée par l’arc du bandeau. Et la fente des yeux où se décèle une joie

contenue, orientale. Cette Afrique est déjà Orient, nous sommes des êtres de frontière entre des

mondes divers.

Mia Couto

———————————————————

Braise, braise

Tisons de tes yeux

Sous le diademe de tes cheveux

Crepus.

Ton sourire timide luit comme

Le devant-jour

Braise, braise

Tisons de tes yeux.

Tes yeux portent la gravite de l’espoir

Et le serieux des lendemains

Qui ne connaissent pas la peur

Braise, braise

Tisons de tes yeux,

Ta beaute foudroie

Malfini qui plane

A hauteur de soleil

Braise, braise

Tisons de tes yeux,

Es-tu ange ou demon?

Lapin ou Zamba?

Comment le savoir?

Maryse Condé

———————————————————

Eclatant de rire

Avec les épaules qui s’agitent sous l’exultation

Le garçon s’interroge sur le futur

Et sur l’arrivée de la nouvelle nation

 

Dans cette perplexité joyeuse il observe les visages

Qui s’étalent sur les pages des hebdomadaires

Les jeunes aussi bien que les vieux sans dignité

Rêvent du temps où ils n’étaient que des collégiens radicaux

 

Les visages sont les restes de la mémoire collective

Pourvus de la sagesse des temps anciens

Qui fouille dans les profondeurs de l’entrepôt

Et qui a le pouvoir d’invoquer les images soulageantes

 

Les sourires, les renfrognements, les grimaces ou la force d’âme

Les symboles de joie, de peine, de perfidie ou de courage

Sont gravés en sang sur les visages

Et parlent de vie, de mort et de plénitude éternelle

Mandla Langa

———————————————————

tête à nattes / tête à pattes

pimpant tapis d’poils

plante là ta peur du pire

ce millénium de merde

botte lui l’arrière-train

boxe en cadence, boxe et tape

va y cool au cœur du guerrier

grince et grippe l’ankylose

rap ou rock te prend la tête

l’harmonie anorexique

tambour saoulé

tambour et basse

etouffent un sanglot de vomi

Lesego Rampolokeng

———————————————————

Point n’est besoin de parures d’or : une touffe de

cheveux, un sourire, et la beauté du monde éclate sur un visage.

Un papillon sur une fleur

Une couronne sur la tête d’un roi

Une touffe de cheveux qui parade

Sur un front dégarni

Tout est parure, tout est beauté.

Emmanuel Dongala

———————————————————

Je passe un peigne lentement dans mes longs cheveux noirs

J’en retire le boucan de la circulation de Jo’bourg

Les cris des marchands ambulants et 99 centimes

Les plusieurs langues qui se bousculent

La fumée, les trottoirs se déroulant

Qui sont peints jaune mangue, rouge tomate

Où les épis de maïs deviennent or

Et les saucisses éjaculent leur colère graisseuse

Tout le grabuge électrique de Jo’bourg. Jusqu’à

Ce que tout ce qui me reste soit mon doux sourire

Chris van Wyk

———————————————————
 

à la nuit tombée

À la nuit tombée, les quais bordant l’Isère au cœur historique de Grenoble s’ouvrent au monde. Des images fragiles, impalpables, constituées simplement d’ombres et de lumières s’inscrivent au fil de l’eau, comme une vaste frise  soulignant la ville.

Ces images ont traversé la planète pour parvenir jusqu’ici. Elles sont conçues spécialement, sur un canevas élaboré par Philippe Mouillon, par des artistes vivant aux quatre coins du monde, en Egypte ou au Canada, au Brésil ou au Japon.

Parvenues à Grenoble, les images originales sont intégrées dans un prototype technologique expérimental conçu en collaboration avec une société d’éclairage public : Gaz Electricité de Grenoble, et la recherche-développement de Philips-outdoor-lighting.

Elles sont projetées chaque nuit sur le mur de soutènement des quais de l’Isère par un discret réseau de fibres optiques.

Cette longue frise lumineuse détache chaque nuit la ville de son cadastre diurne pour vivre une vie nouvelle et onirique. Les quais oubliés, éreintés par la circulation automobile intensive, deviennent un lieu de promenade et d’harmonie.

 

 

 

 

Exemple de dessin original de  Lu Sheng Zhong :

 

Exemple de dessin original de Rachid Koraichi :


 

Exemple de dessin original de Rekha Rodwittiya :

 

Exemple de dessin original de William Kentridge :

Commentaire de Jacques LACARRIÈRE

À quoi sert un fleuve ? À quoi sert un fleuve ? On se pose rarement la question tant son existence va de soi, comme celle du ciel ou de la terre. Pendant longtemps, on ne vit en eux qu’une source d’eau consommable, un chemin mouvant et gratuit pour aller d’une ville à l’autre et pour gagner la mer, et un vivier de nourriture par les poissons qu’on peut y pêcher, le gibier d’eau qu’on peut y chasser. Cela, c’est l’histoire coutumière et humaine du fleuve, au temps des coches, des barges et des plates. Mais il y a des fleuves un autre usage possible, plus ludique et moins prosaïque, qui consiste aussi à s’y baigner, à en sonder les fonds intimes, à s’étendre au soleil sur leurs  îlots de sable, à rêver sur leurs rives, à imaginer leur estuaire, la mer où ils se jettent et les Polynésies lointaines. Car le fleuve, comme le dit Héraclite, est un constant Ailleurs en notre Ici. Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas, une lente ou folle grammaire de tourbillons et de courants, d’eaux venues d’endroits différents.

Si les rivières perdent leur nom dès qu’elles rencontrent un fleuve, il n’est pas dit qu’elles perdent leur eau pour autant, je veux dire la nature, densité, singularité, personnalité de leur eau. C’est bien pourquoi chaque fleuve est une histoire, voire une épopée au long cours, un récit ou un conte aquatiques. À sa naissance, il n’est souvent qu’un filet d’eau sans nom et sans destin. Mais dès qu’il s’affirme, se continue, s’inscrit dans la déclivité des pentes et le décor du paysage, il prend un nom, son nom, et il peut dire je. Mais vite, à mesure qu’il avance, d’autres je vont se joindre à lui, brasser leurs eaux avec les siennes, et le fleuve, n’ayant plus de je, pourra dire alors nous. Et quand ce nous parviendra jusqu’à son terme et viendra s’unir à la mer, se fondre en l’immensité de ses eaux, il perdra alors et son je et son nous pour devenir tous. Il y a sûrement au cœur de l’Atlantique de minces filets d’eau qui ont encore un goût de Loire mais vite absorbés, noyés au sens propre du mot par le goût cosmique de la mer, ce goût de sel universel.

Un fleuve est fait de mille et mille apports différents et sa richesse, voire sa raison d’être et de couler résident en le métissage de ses eaux. Tout fleuve est une eau métisse et métissée, et qu’on ne vienne plus me parler de racines ! Je connais bien les arbres, j’ai grandi et mûri dans leurs branches, mais les arbres ne peuvent rien vous apprendre hors du terroir de leurs racines, ne peuvent rien savoir du vaste monde. Le vaste monde, seuls les fleuves peuvent vous l’apprendre sur la terre et, dans le ciel, les oiseaux migrateurs. Les fleuves sont des eaux migratrices, messagères de l’universel.

Jacques Lacarrière

histoires

Invitée par Françoise-Hélène Jourda à réaliser le 1% du nouveau Palais de Justice de Melun, Maryvonne Arnaud installe deux mains couchées au sol de part et d’autre du hall d’entrée, dans la salle des pas perdus.

Une main d’homme et une main de femme, paume ouverte, simplement incluses dans le sol de part et d’autre du hall. Le gigantisme des images offre l’opportunité de pénétrer la mémoire d’une vie accumulée dans ses plis, dans les détails intimes de la peau, dans les lignes de la main ou les traces de blessures passées.

Mais une opportunité illusoire, car notre exploration reste bien lacunaire. L’illusion de réel induit par la photographie fut très tôt mobilisé par l’anthropométrie. Les empreintes digitales, puis la biométrie décrivent discrètement une société de contrôle, pourtant toujours submergée par la prolifération infinie du vivant.

Ces paumes offertes, ouvertes en interface entre je et l’autre, entretiennent une si lointaine filiation avec les mains primitives de l’art de l’aube de l’humanité que, cheminant sur ses photographies plaquées au sol, revient en mémoire ce texte arrogant et désabusé de Jean Paul Sartre, en clôture de son autobiographie “Au bout du compte, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.”

pacaembu

 

 

Comment, devant São Paulo, imaginer une réplique artistique à la mesure de cette démesure, de ce brassage identitaire massif, de cette instabilité spatiale absolument vertigineuse ?

portfolio

Comment ne pas se laisser intimider par l’ampleur de cette mégapole avec laquelle l’architecture colossale et massive du Pacaembù, le stade de football, entre si parfaitement en écho ?

 

Alors que le Pacaembù est habituellement le formidable transformateur d’une multitude de personnes en une foule uniforme de supporters, il est ici proposé comme support à l’imaginaire de 160 artistes des 5 continents, chacun intervenant sur une même épure des façades du stade avec la légèreté insaisissable, irréductible, proliférante du singulier.

 

Cette transmission planétaire de gestes intimes produit une communauté complexe et vivante, consciente d’être dans une respiration commune avec l’autre.

 

issa SambFarid BelkahiaDo-Ho Suh

 

COMMENTAIRE LUIS AVELIMA

Pacaembù : un cheminement onirique

 

São Paulo avance dans toutes les directions. Tout est simultanément naturel et magique, concret et abstrait, immuable et fugace. Là réside peut-être sa réalité majeure, mais une réalité qui ne s’apprend pas clairement. C’est un rêve confus de Brésil. Dans sa pensée différente, elle offre autant de raisons pour le rêve que pour le cauchemar.

Terre parcourue et habitée depuis plus de quatre cents ans, ici se croisent des races, des modes d’être et des mondes de croyances. Et la présence de tant de parlers élabore des formes nouvelles parmi lesquelles ne se distinguent plus de formes dominantes. Souvent, ce sont les détails infimes qui régulent son fonctionnement et justifient sa filiation. Ici les êtres se caractérisent par leur excès. Excès de l’ordre de l’inusité, du monstrueux, jusqu’à des aberrations de sens, des déviations face à l’utilité, des artifices presque vides dans lesquels le « presque » joue le rôle de liaison. Mais dans ce va et vient, ce qui est le plus difficile pour le paulistano ce n’est pas de l’être, c’est de se comprendre. Dans l’enchevêtrement de la ville, nous n’avons pas toujours conscience de ce que nous pouvons ou valons. Nous sommes l’inquiétude incarnée. Les habitants de São Paulo ressentent son caractère onirique mais pas dans les formes qui habitent les rêves des nouveaux arrivants. La ville connaît son importance, mais ne se reconnaît pas dans les sacrifices de ceux qui sont venus pour l’ériger et la transmuer en cette matérialité monumentale. Ville cernée, visqueuse et enfumée, au ciel invisible, à la lumière le plus souvent tamisée par des nuages gris, ville habitée par un peuple aux nombreuses facettes et si réservé dans ses émotions, São Paulo n’envisage jamais de s’arrêter. Elle continuera à lutter pour honorer sa devise : croître, même s’il lui faut pour cela laisser derrière elle des valeurs essentielles à la formation d’une société saine et s’il lui faut faire face à une série de problèmes, sans jamais valoriser ou revaloriser l’être humain qui, à son tour, participe au processus général d’usure et de détérioration.

 

Mais peut-on réduire São Paulo à cela ? Comment la décrire sans tomber dans la contradiction permanente. Nous l’aimons, nous la haïssons, est-elle merveilleuse, est-elle monstrueuse ? São Paulo est tout cela et plus encore. Un champ propice au travail, une route sans gloire vers le chômage, un carrefour d’échange de connaissances et d’expériences, un lieu inénarrable, source inépuisable de passions pour poètes et écrivains, réservoir de cultures, marâtre incontestable de talents. Elle nourrit le Brésil.

Baudelaire disait : « Malheureusement, la forme d’une ville change plus rapidement que le coeur d’un mortel ». Et notre Alcântra Machado écrivait il y a quelques décades qu’à São Paulo « il n’y a rien d’achevé ni de définitif : les maisons vivent moins que les hommes et, rapides, s’écartent pour élargir les rues ». Nous savons tout cela, nous savons sa volonté d’être toujours la plus grande. S’il n’en était ainsi, elle n’aurait pas construit, entre tant d’autres oeuvres, ce qui à l’époque représentait le plus grand stade d’Amérique Latine : Le Pacaembù, aujourd’hui un support à l’imaginaire d’artistes du monde entier grâce à la magnifique idée du français Philippe Mouillon. Pour Mouillon, cette initiative produira une révélation pour le paulistano, qui, confrontant son regard aux regards d’artistes du monde entier, découvrira des dimensions insoupçonnées de son espace quotidien.

 

Mais pourquoi le Pacaembù ? Que représente-t-il aujourd’hui pour le paulistano ? En connaît-il même encore son origine ?

La construction du stade Pacaembù contribua à la poussée de la ville et accrut encore l’orgueil de ses habitants. Là où il fut bâti, il n’y avait qu’une vallée, un bourbier isolé avec de petites exploitations agricoles où l’on cultivait le thé et où les esclaves atteints de variole et les groupes de brigands avaient l’habitude de se réfugier. Grâce à la compagnie City (City of São Paulo & Freehold Limited) l’endroit fut partagé en lots et accueillit l’élite de la ville. Pacaembù devint le symbole de la modernité pour les paulistanos. « C’était le stade de tout le monde : des pauvres qui venaient assister aux matchs; des riches qui occupaient les places numérotées; des politiciens à la tribune d’honneur; des classes aisées qui organisaient la fête de Nouvel An dans le salon de fêtes. » Endroit préféré pour les grandes commémorations de la ville, il exhiba tout son potentiel, car il ne reçu pas seulement des joueurs comme Leõnidas, Pelé, Gilmar et Mazzola mais accueillit aussi des compagnies de ballet comme Bolshoi, l’Orchestre Symphonique de Berlin et des artistes comme Tina Turner, Luciano Pavarotti, Paul MacCartney et les Rolling Stones.

Lors de son inauguration, Getùlio Vargas, parlant à l’improviste dit que : « les lignes sobres et belles de son imposante masse de béton et de fer ne valent pas seulement comme expression architectonique (…) mais aussi comme oeuvre saine de patriotisme parce que voué à la culture physique et à l’éducation civique ».

Le temps passe, l’industrialisation croissante change le profil de la ville. Le commerce et les services ont pris de l’expansion. La ville est devenue son propre horizon. Le Pacaembù ne présente plus la même vigueur. Ce n’est plus qu’une masse de béton pour le regard quotidien. Il a perdu son importance et n’est même plus le plus grand stade de la ville. Pourtant, le Pacaembù garde sa superbe et les formes vues par Getùlio Vargas. Mais est-il encore en intimité avec les habitants ?

Le projet Façades Imaginaires surgit au moment où pointe la nécessité de redoubler d’attentions envers les monuments de la ville. Au bon moment, il permet à chacun de s’approprier ses formes. Se pourrait-il, qu’avec la ferveur d’autrefois, le paulistano s’enorgueillisse de cette immense masse de béton et de fer ?

 

Luís Avelima

 

 

COMMENTAIRE PIERRE SANSOT

 

La houle des stades

 

Les images de Pacaembù, le stade de São Paulo, me bouleversèrent dès que Philippe Mouillon les proposa à mon regard. Son immensité ne le rendait pas inhumain, en quelque sorte inhabitable par le regard. Car il convient qu’un bâtiment, surtout s’il possède une valeur symbolique, soit à la mesure du paysage dans lequel il prend place, qu’il ne se laisse pas écraser par lui, qu’il ne sombre pas corps et biens dans une trappe immense. Il lui faut posséder du coffre, du volume, que les grondements répondent à ceux de la mégapole, que la foule des supporters tienne le coup face aux groupes humains qui circulent dans la cité. Les stades ont encore grandi puisque maintenant ils s’accompagnent de parkings, de voies souterraines, de salons de réception, de restaurants (de préférence) panoramiques, demain d’hôtels et ainsi ils se montrent en accointances avec tout ce que la fureur de notre époque produit et construit… autoroutes, grandes surfaces, industries, voies rapides, chantiers énormes avec leurs grues et leurs machines performantes.

 

Leur existence apparaît d’autant plus justifiée qu’ils accueillent les grandes manifestations politiques, religieuses, artistiques. Ce n’est pas seulement parce qu’on entend les rentabiliser mais parce qu’ils sont à la mesure de ce qui se produit dans ces cités gigantesques. Le pape se pose en hélicoptère dans l’un d’entre eux. Une star d’envergure internationale se fait fort de le remplir à ras bord. C’est pourquoi on les donne à visiter aux touristes : stade de São Paulo, de Toronto, de Manchester au même titre que d’autres endroits symboliques : comme eux, ils manifestent l’âme et la culture d’un pays.

Nous les apercevons sublimes et nous savons que le sublime se situe à la crête de deux versants : d’un côté -et il n’est pas question de le nier- le barbare, l’outrance menaçante, effrayante, de l’autre le grandiose, le superbe. Faisons en sorte que de ces deux versants le premier ne l’emporte.

Un doute demeure : les stades n’exhiberaient qu’une part de notre urbanité. Ils ne seraient pas représentatifs d’une autre face de notre univers : les chaînons du monde pavillonnaire, l’étalement des cités et des banlieues et aussi tout ce qui demeure tout de même du bâti traditionnel. Ce serait se fier à une opposition qui n’a pas lieu d’être car notre post-urbanité, voyez São Paulo, c’est la juxtaposition des verticales et des horizontales, des gratte-ciel et des favellas, des villas gothiques, des églises baroques, de centres unidimensionnels et des friches, des habitats rustiques. Notre regard ne souffre plus d’une cohabitation qui a pu le heurter et nous serions déconcertés si l’une de ces deux composantes venait à disparaître.

Le stade phare, le stade aux dimensions d’une mégalopole ou d’un immense pays et parfois d’un continent illumine une infinité de petits stades qui en retour l’irriguent de leur verve, de leur déflagration émotionnelle. Dans un pays qui a la passion d’un sport, par exemple le football, il se rencontre une infinité de brandons, de feux de joie qui mettent le feu sur une modeste pelouse râpée, inégale et aussi par jour de fête : dans une cathédrale de béton. Dans un pays de passion tout apparaît virtuellement comme un stade, je veux dire un lieu où l’on peut dribbler, tacler, foncer à vive allure, rouler sur le sol à la suite d’un but marqué. Tout, c’est à dire une rue peu fréquentée, une plage, un terrain vague, la cour d’une école ou d’un immeuble. Nous sommes mal avisés, en vertu d’une exigence injustifiée, de limiter un sport à quelques terrains reconnus par l’institution, car alors la rencontre cesserait d’être un jeu pour devenir un divertissement qui n’engage pas les coeurs ou les âmes. Le va et vient me paraît incontestable : en jouant sur ce terrain bosselé, entre chien et loup, les gamins et aussi les adultes s’enfièvrent à la pensée (au rire) qu’ils pénètrent dans l’enceinte sacrée sous les applaudissements d’une foule en délire. En revanche un stade immense est moins homogène qu’il ne semble. Des quartiers (plus ou moins riches), des clans de supporters avec leur fanion, leur bar, des classes d’âge, y prennent place ici et non ailleurs. Il nous faudrait prendre acte et rendre justice à la diversité des stades qui implique des modes divers de socialité. Je réserverai pour l’instant celle qui caractérise les grands stades, où l’homme semble se perdre dans la masse. Dans le stade moyen d’une ville moyenne (un stade de 20 000 personnes pour une ville de 200 000 habitants), il se produit des relations qui n’ont plus la chaleur des communautés mais qui laissent une place aux visages dans leur singularité. Il existe aussi des petits stades qui a l’ordinaire rassemblent une ou plusieurs centaines de spectateurs dans une banlieue ou un village. Ces joueurs sont connus et les spectateurs liés par l’amitié ou le voisinage se saluent et même s’embrassent.

 

Le même individu peut se rendre à tel ou tel stade et en conséquence, emprunter tour à tour plusieurs modes de socialité : le passager obscur d’un paquebot dans lequel sa propre stature disparaît, le citoyen d’une modeste république et enfin l’usager bonhomme qui reconnaît les labours de son enclos. Nous sommes en présence d’une complémentarité beaucoup plus que d’une opposition. Il existe une identification avouée des supporters à leur stade et à leur équipe et celle-ci est d’autant plus précieuse qu’elle intervient au moment où les autres processus d’identification (par la famille, par le milieu, par le voisinage) s’estompent. Mais comment l’expliquer ? N’est-elle pas un leurre si l’on songe à la distance qui sépare une foule de ses idoles tellement plus riches et, pour la plupart, inaccessibles ? C’est le propre d’une idole de ne pas se laisser approcher aisément. En outre le supporter n’hésite pas à l’apostropher, à la célébrer, à l’insulter, à la tutoyer, à la consoler sur un mode imaginaire et ceci au cours de la rencontre tout autant que rendu à son domicile. L’équipe est-elle une entité vague, mouvante, puisque les joueurs, par le jeu des transferts changent ? Là encore, le processus identificatoire peut s’exercer sur un support flou, qu’il s’agisse d’une nation, d’un parti, d’une cause. Les stades réels et les stades imaginaires, pour reprendre une remarque de l’architecte J.Lovera, les équipes réelles et les équipes imaginaires font bon ménage, d’autant plus que cette forme de religion bénéficie d’un lieu de culte (le stade) et d’une temporalité (le calendrier sportif). Là où l’observateur croit apercevoir une masse aveugle, le supporter vibre dans sa chair, dans sa singularité. A la fois seul et ouvert à un dehors immense, turbulent qui ne l’écrase pas mais avec lequel il vibre. Du dehors sa voix semble se perdre au milieu du tohu-bohu, du dedans sa voix s’enfle de toutes les autres.

 

Il ne faudrait pas pour autant s’en remettre à une confiance excessive. La ville (et donc ceux qui l’habitent) et les stades ne cohabitent pas sans peine. Étant donné le volume de ces derniers, ils sont parfois séparés de l’agglomération et l’on y parvient à travers toutes sortes de détours et de contournements : peu importe, le supporter traverse, sans trop maugréer, un no-man’s land de peu d’intérêt.

Les stades, quand ils émeuvent et rassemblent les foules gigantesques, exigent des moyens de sécurité et de protection importants. Les responsables politiques et sportifs quadrillent, jugulent, contrôlent les flux, ce que nous comprenons fort bien mais qui risque d’exténuer ou d’atténuer les émotions sauvages et combien bouleversantes d’une foule quand elle est livrée à elle-même. Il se produit parfois des conflits entre des âmes ardentes et les prudences du pouvoir. Les supporters tergiversent, acceptent ou protestent. Mais de telles contraintes, l’expérience et l’observation nous l’assurent, ne tarissent pas la soif d’être ensemble. Je décèle un autre péril du même ordre. L’identification voudrait que les spectateurs soient à leur manière des acteurs (le douzième homme au football). Les responsables sportifs ont de plus en plus à l’esprit les spectateurs sages donc plutôt passifs, assis, encoquillés dans leur fauteuils, ils ne pourront plus parcourir l’enceinte, se dresser dans les limites de leur coquille et jouer de leur corps. Des professionnels, avant la rencontre, durant la mi-temps et même au cours du match seront chargés de pourvoir à l’animation alors que cette esthétisation de la vie quotidienne fut l’apanage des gens de peu.

 

Il convient qu’un stade soit habitable, autant et parfois mieux qu’un domicile, par ses familiers. En conséquence un stade déjà ancien peut rebuter parce qu’il, semble-t-il, constitue un amas de béton sans complaisance et pourtant quand les supporters le bercent de leurs émotions, la charpente, elle aussi, entre dans la danse et elle tangue à l’instar des hommes. Par contre tel stade récent vanté pour sa sveltesse (il n’est pas opaque et ce n’est pas un monobloc) abritant 4 000 m2 de surface ouverts en permanence, avec deux restaurants et des magasins de sport et une esplanade traitée comme une place urbaine n’est plus une cathédrale mais un parc de loisirs destiné à d’éphémères touristes, ceux là même qui dans nos églises ont remplacé les dévots.On comprendra qu’au delà de ces querelles d’architecte, je prends parti et j’oppose un peu trop crûment deux conceptions de la vie : au terme de la première, il convient de surfer, de butiner, de prendre au plus vite un plaisir puis un autre que l’on oubliera aussitôt. En vertu de la seconde, d’autres hommes désirent rencontrer des lieux plus forts qu’eux-mêmes, et en ressortir avec des bleus à l’âme et des cicatrices dans leur chair : « pas le bonheur, surtout pas le bonheur, mais la joie. Il faut toujours choisir le plus tragique, non point la décontraction mais le resserrement, non point la mesure mais l’exaltation ».

 

Pierre Sansot

 

 

 

ce n’est pas par soif

 

 

Troisième volet de Légende(s), « Ce n’est pas par soif que le crocodile sort du fleuve pour aller sur la berge lécher la rosée du matin » reprend le processus entamé en 1994 dans une banlieue française confrontée au racisme ordinaire, puis poursuivi l’année suivante en Bosnie-Herzégovine durant la guerre d’épuration ethnique.

 

Il s’agit de proposer quelques portraits photographiques réalisés dans différentes métropoles africaines à des écrivains originaires d’Afrique ou de la diaspora et vivant dans un éloignement géographique croissant depuis le lieu des prises de vue. À charge pour chacun d’aborder ces visages d’inconnus, d’en saisir l’insaisissable, l’incertain, l’illisible et de les légender.

 

Légende(s) aborde la fable de l’altérité, c’est-à-dire le processus d’affabulation épouvantable ou fasciné que produit chaque rencontre avec le visage de l’autre. Les récits intuitifs des poètes associés contribuent à débusquer les enfermements identitaires pour entrer en intimité avec l’étranger sans refouler le désordre, écarter l’incertain, clarifier, hiérarchiser. Les écrivains associés étaient Pius Ngandu Nkasham, Patrick Chamoiseau, Tanella Boni, Kangni Alemdjrodo, Ahmadou Kourouma, Jean Luc Raharimanana, Tierno Monénembo, Frédéric Bruly Bouabré, Mazisi Kunéné, Leila Sebbar, Aminata Sow Fall, Abdourahman Waberi.

 

 

Créée à Abidjan, cette exposition itinérante fut présentée à Dakar, Cotonou, Lomé, Niamey, Bobo-Dioulasso…

 

 

 

TEXTES ORIGINAUX :

 

Ici, dans le cercle de tous les vertiges, tu as marqué la présence d’une légende surgie des temps qui n’existent plus.

Puisque tu portes un calicot blanc traversé des fables initiatiques. Puisque sur ton front apparaît un signe imperceptible qui indique les versants des montagnes rêvées. Puisque le collier de ta barbiche blanche ramène la mémoire vers les bosquets interdits. Puisque ton regard…, mais pourquoi ne hurle-t-il pas dans la tempête, ton regard ? Mais pourquoi ne peuvent-ils pas exister, ces temps lointains ?

 

Pius Ngandu Nkashama

===============================

 

Tout possible.

Mais le vivre déjà

compte semailles trop amères.

Et la joie innocente

suppute les fleurs tombées.

 

Patrick Chamoiseau

===============================

 

J’ai vu mille choses de mes yeux-miroirs

J’ai entendu mille versions des exploits de mon homme

Dans les rues de la ville

Je ne sais plus où il a traîné ses vies multiples

D’homme du grand jour d’homme de la nuit

Des milliers de sourires l’accueillent à chaque pas

Je passe ma vie unique à l’attendre

A regarder le temps qui me gave me dévore

Au seuil de quelle demeure a-t-il ôté ses babouches

Je ne sais pas s’il sera là demain

Je travaille de mes mains du matin jusqu’au soir

Je tisse le pagne de son absence infinie

Mais ma peau de soleil ignore

La tristesse de l’absence la paresse de la présence

J’attends avec joie le retour du conquérant

 

Tanella Boni

===============================

 

Rat des villes. Rat des villes shooté à “Santa Barbara” et “Dallas”. Villageois planétaire, évidemment. Coxeur. Apprenti-chauffeur. “Coiffeur diplômé de Paris”. Mécanicien d’enfer. Philosophe urbain. Dealer. Tireur du diable… sapeur. Don Juan. Inventeur. Soukousseur. Chair à canon. Imitateur. Machin vitriolique historiquement fiché, toujours ségrégué, Black is beautiful. Beautiful, jeune, et désenchanté. Black vit au cœur de la ville grise, l’interminable labyrinthe le long duquel s’allument et s’éteignent les phares de son improbable modernité. Black a l’air d’un taxi collectif abandonné en pleine autoroute, et qui attend son pétrole pour repartir butiner l’horizon des quadratures. Des millions d’années, déjà, qu’il attend. Alors, de temps en temps, il klaxonne et allume les phares du taxi en panne.

 

Kangni Alemdjrodo

===============================

 

Nous sommes riches, trop riches en terres, en enthousiasme, en paroles, en danses. Trop pourvus pour devenir miséreux comme ils le prédisent. Ce n’est pas par manque d’eau que le crocodile sort du fleuve pour aller sur la berge lécher la rosée du matin.

 

Ahmadou Kourouma

===============================

 

Au fond de l’abîme des amours, baigné de la senteur des tranquillités, je suis l’être en dérive qui attend d’échouer entre tes seins.

 

Jean Luc Raharimanana

===============================

 

Ni Ponant

Ni Levant

Mais les failles d’un dos fouetté par les pluies

Les brûlures d’un ventre qui, croit-on, a fini de donner

L’amour d’une vie sèche par absence d’amour

C’est par-là qu’il faut aller le chercher

le charme délétère du soleil

 

Tierno Monénembo

===============================

 

Cet homme ne serait pas “né” s’il avait su d’avance la réelle condition de cette terrestre vie. Sa tenue symbolisant la “civilisation européenne”, l’horreur qu’exprime son “visage” semble décrire irréfutablement la diabolique panique dans laquelle se déroule la “Guerre européenne”.

 

Frédéric Bruly Bouabré

 

 

PORTRAITS ORIGINAUX :

Maryvonne ArnaudMaryvonne ArnaudMaryvonne ArnaudMaryvonne ArnaudMaryvonne ArnaudMaryvonne ArnaudMaryvonne ArnaudMaryvonne ArnaudMaryvonne Arnaud