Pas de trois

Maryvonne Arnaud, Alain Quercia et Philippe Mouillon seront en résidence de recherche et de création à l’invitation de Jun Yano Présidente du ZUTTOSOKO Art Center, situé dans la province de Fukoshima afin d’Interroger et représenter les sols,

La plupart des langues européennes conservent dans leurs structures l’empreinte de mots d’origine latine, comme autant d’indices d’interprétations anciennes du monde. Si ces interprétations ont été conservées dans les grammaires occidentales au fil des siècles, c’est évidemment parce qu’elles demeurent toujours actives, nous apportent une consistance utile à nos perceptions et représentations quotidiennes. C’est le cas par exemple du mot Humus, qui désigne la couche superficielle du sol, issue de la décomposition des matières organiques, par l’action combinée des animaux invertébrés, des bactéries, des champignons et par l’alternance des cycles climatiques. L’Humus désigne les sols vivants, fertiles. Or l’étymologie de ce mot est commune avec les mots Humanité, Humain, Humilité, ce qui signifie symboliquement que le sol constitue notre terreau nourricier, mais qu’il forme aussi la matrice de l’humanité, notre fonds commun sans lequel nous ne pouvons déployer nos vies, nous socialiser et nous humaniser.

Mais cet entretien des sols et cette transmission soigneuse d’une génération à la suivante semble aujourd’hui rompue. L’exploitation sans vergogne des sols et leur maltraitance généralisée, atteint évidemment à Fukushima un sommet, mais elle est emblématique d’un système mondial suicidaire, amnésique ou distrait, qui engendre l’effondrement des équilibres écosystémiques nécessaires à la préservation de l’humanité et menace l’habitabilité du terrestre. Les terres vivantes deviennent chaque jour plus rares et précieuses.

Interroger et représenter les sols sera notre méthode commune d’approche pour questionner et recadrer nos vies, les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et dans les dynamiques enchevêtrées du vivant. Mais nos approches seront divergentes et joueront à se surprendre mutuellement, à se compléter ou s’enchevêtrer.

 

memento vivere

 

Les présences (copyright P.Mouillon 2024 )

 

Memento vivere est une recherche prospective, qui deviendra publique au printemps 2025 sous une forme hybridant la création contemporaine et la recherche en sciences sociales. Elle poursuit nos travaux antérieurs autour du vivant et des vitalités, sous un nouvel angle. Car l’art demeure un outil puissant pour recadrer nos vies, les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et le grand cycle du vivant.

Il peut nous aider notamment à admettre combien les générations disparues composent notre matrice, combien nous menons toujours notre vie, accompagné par leurs mots et avec leurs outils. C’est ainsi qu’elles nous socialisent et nous humanisent. Il s’agit d’une fonction sociale vivace, c’est à dire agissante dans le monde des vivants. Aucune civilisation n’existerait sans cette transmission des mots et des savoirs, des symboles et des outils.

Rien de nécrophile dans cette recherche mais, à l’heure de l’anthropocène et de l’effondrement des équilibres écosystémiques, la volonté de questionner et recadrer nos vies, de les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et dans les dynamiques enchevêtrées du vivant.

> Opus 01 : Les Présences

La première action publique prendra place au voisinage des deux fosses communes du cimetière du Petit-Sablon, sur la commune de La Tronche, qui accueillent des anonymes, des indigents, des sans-familles-connues et des personnalités irréductibles qui firent le choix d’être inhumés ici par pure conviction, défiant ainsi l’ordre social pour l’éternité. Elle s’intitulera Les Présences.

Philippe Mouillon reprend ici le vocabulaire des portraits photographiques reproduits sur porcelaine, présents dans de nombreux cimetières, où ils témoignent de l’ordre social et familial d’autres époques. On feuillette ainsi tout un écosystème social, un mille-feuille de présences éteintes qui évidemment nous affectent. Car malgré les alignements, une ordonnance d’apparence immuable, les cimetières sont des lieux de désordres, désordre affectif bien sûr, mais déroute plus abyssale encore devant l’évidence de notre insignifiance. À l’œuvre partout et pour tous, nantis ou indigents, l’irrésistible dissolution silencieuse de ce qui fut une vie dans l’impalpable.

En quelques décennies, ces portraits deviennent si érodés par les cycles d’intempéries et la puissance corrosive des rayons solaires qu’ils en deviennent illisibles. Ils semblent gommés par l’excès de lumière ou rongés par l’humidité et les micro-organismes. La texture chimique se décompose en une colorisation exténuée, parfois absurde ou extravagante. Les individualités se dissolvent ainsi et s’effacent lentement, ce qui est d’autant plus troublant que la photographie atteste évidemment que cette existence fut pourtant vécue, avec son quotidien ordinaire de joies et de peines, ses passions et ses drames. Mais en se dissolvant, ces images ne conservent plus la trace d’une existence singulière mais témoignent pourtant d’une présence.

C’est cet anonymat des individualités dissoutes dans une humanité commune qui sera ici amplifié, en un vaste livre de porcelaines qui nous détachera du continuum de la vie quotidienne pour évoquer un présent plus profond où survivent des présences.

copyright Philippe Mouillon

Opus 02 : D’autres artistes seront invités à intervenir au fil des mois dans les cimetières de l’agglomération grenobloise. Le premier artiste en résidence sera Rachid Koraichi. Outre un Jardin de mémoire réalisé dans le cadre du Festival des Jardins de Chaumont, Rachid a notamment pris l’initiative de concevoir Jardin d’Afrique en bordure de Méditerranée afin d’accueillir les corps de migrants disparus en mer et leur assurer ainsi une mémoire digne d’être pleurée.

Avec les soutiens du ministère de la culture (Drac Auvergne Rhône-Alpes), de la région Auvergne Rhône-Alpes – dans le cadre des appels à projets Mémoires du XXI siècle, du Département de l’Isère, de la Ville de La Tronche

Récupérons l’espace public maintenant !

Alors que la résistance ukrainienne renverse à Kiev la statue dédiée à l’amitié entre les peuples russe et ukrainien, des artistes et intellectuels roumains se demandent comment renouveler radicalement la présence artistique dans l’espace public de Bucarest.

Ici comme ailleurs, le rouleau compresseur de l’imaginaire marchand domine l’espace public, mais la ville est un palimpseste complexe composé par les imaginaires byzantins puis orthodoxes, les occupations austro-hongroises puis soviétiques, la fréquence des tremblements de terre, l’état d’abandon des bâtiments dont les propriétaires ont disparu lors des catastrophes du XXe siècle, et aujourd’hui par l’eldorado débridé de l’économie mondialisée.

Dans ce contexte, sur quelle légitimité s’appuyer ? Comment prendre en main sans attendre ? Comment régénérer l’espace public en l’ouvrant à des initiatives transversales ? Comment partager les différences d’interprétation du monde ? Comment contribuer à l’autonomie des individus ? Comment revivre ? Comment accueillir les pensées dissidentes, les poétiques, les innovations sociales ?

L’initiative portée par Edmond Niculusca (ARCEN) et soutenue par l’Institut français de Bucarest réunit les artistes Pisica Patrata, Dan Perjovschi, Cristian Neagoe, l’architecte-urbaniste Monica Sebestyen et l’ancienne ministre de la Culture Corina Suteu, experte internationale en politiques culturelles innovantes et Philippe Mouillon.

Le travail du lieu

  • multitudes – revue politique artistique philosophique, publie ce printemps 2022 son numéro 86 intitulé Le territoire, une affaire politique
  • Territoire ! Le mot claque comme un drapeau, il est adulé ou soupçonné. Son double pluriel, les territoires, est phagocyté par la campagne électorale. Qu’en est-il de cet objet politique ? Ce numéro tente de l’objectiver, de l’extraire des catégorisations pour donner à voir ses diversités, ses interdépendances, sa profondeur historique, ses ressources. Les agirs spatiaux comptent, et gagneraient à orienter l’action publique et les formes démocratiques. « L’esprit des lieux » inspire l’artiste, définit les milieux à préserver, imprègne nos affects. On vit tous « l’effroyable douceur d’appartenir ».
  • En réponse à cette invitation, Philippe Mouillon développe dans ce numéro l’idée que le travail du lieu est simplement un travail de passeur qui facilite les résurgences de temps et leur acclimatation sociale :

« Le poète, l’artiste, le jardinier ou l’architecte (et tant d’autres, habités de temps profonds) peuvent travailler un lieu en assemblant soigneusement une certaine qualité d’air, de lumières, de vents dominants, en dosant les minéralités, en synchronisant la rencontre entre des individus, une époque, des temporalités et l’enchevêtrement des écosystèmes terrestres… afin de cristalliser une humeur, une atmosphère impalpable, une intensité particulière qui nous porte et nous invite à vivre. 

D’un site à l’autre, mais aussi d’une époque à l’autre des sociétés humaines, d’une étape à l’autre de notre existence propre, les lieux forment la matrice de notre sensibilité et de nos comportements. Ils sont lieux plutôt que rien en ce qu’ils nous apaisent, nous consolent, nous consolident, nous rassemblent, nous relient, nous grandissent. Ils s’inscrivent en rupture avec l’uniforme simplifié de l’abstraction territoriale pour ouvrir en nous un présent décanté de l’instant, où les présences et les absences demeurent, entrelacées sans fin ». 

 

Dépaysements

On se sent parfois dépaysé, sans pourtant parvenir à cerner ce qui nous désoriente dans ce qui se tient face à nous, irréductible à nos expériences précédentes. De nouvelles émotions prennent forme, encore chancelantes, fragmentaires, équivoques, qui pourront lentement gagner en consistance, se clarifier. Cette quête du dépaysement a été longtemps une expérience esthétique rare, une recherche méditative ou initiatique.

Mais depuis douze mois, nous vivons dépaysés tout en restant sur place. Comme si le sol sous nos pieds avait perdu de sa consistance habituelle. Notre cadre de vie semble désaccordé à ses soubassements, à nos usages les plus courants et aux complicités accumulées au fil du temps.

Devant cette alerte, il nous a semblé utile d’inviter à la rescousse des visions iconoclastes et ludique lors du cycle de performances artistiques et intellectuelles Ça Remue ! fin octobre dernier.

Nos complices sont siffleurs d’oiseaux, jardiniers, architectes, anthropologues, bergères et bergers, performeuses, philosophes, physiciens, écologues, capteuses d’échos, d’aubes ou de nuages, poètes et paysagistes…. Ils ébranlent nos perceptions habituelles des SOLS, des CORPS, de l’ATMOSPHÈRE pour faire émerger des usages plus appropriés du monde.

Local-contemporain publie cette somme d’intuitions rares sous le titre dépaysements. Nous sommes heureux de partager en avant-première avec vous ces quelques extraits :

EXTRAIT DU SOMMAIRE :

Alexandra Engelfriet : CORPS À CORPS

Au-dessous de la couche dominante de la pensée s’ouvre, couche après couche, un continent qui ne peut être exprimé en mots, mais seulement expérimenté. En pénétrant ces couches profondes se produit un phénomène merveilleux qui, au fond de moi, m’ouvre au monde, à une réalité plus entière. L’argile est cette réalité primordiale, antérieure au langage.

Johnny Rasse : DEVENIR INVISIBLE

Entrer en conversation avec un oiseau nécessite de se rendre totalement disponible et façonnable puisque mon corps, ma voix et mes résonateurs devront se redessiner pour accueillir ce chant. Mais cela procure un sentiment profond de plénitude et d’unité avec ce qui m’entoure. Je crois avoir cherché durant toute ma vie, et surtout durant mon enfance, l’ivresse de ce moment.

Catherine Grout : RESPIRER AVEC LA TERRE ET LE CIEL

Si nous nous caractérisons en tant qu’homo sapiens par notre verticalisation, nous ne tenons pas debout de manière tranquille. Nous sommes en relation avec tout ce qui nous entoure dans cette liaison gravitaire et anti-gravitaire terre-ciel avec un échange de forces et d’énergies. Notre relation à l’horizon n’est pas non plus tranquille. Ni aux nuages d’ailleurs.

Maryvonne Arnaud : LE PAYSAGE PREMIER

Pourra-t-on un jour revivre de paysages ? Pourra-t-on survivre de paysages ? Est-ce que les gestes d’accueil, les voix hospitalières, les odeurs, la douceur du soleil réveilleront le paysage ? Est-ce que les regards des enfants nés ici ou là, sans sol, nés entre, nés nulle part raviveront le goût du paysage ? Ces enfants qui ne savent pas le paysement, deviendront-ils des passeurs de paysages ?

Gilles Clément : UNE INVERSION DES PAYSAGES

Reprocher à une plante ou à un animal d’être là alors qu’il vient d’ailleurs, c’est ne rien comprendre à la réalité comportementale du vivant. Nous sommes soumis à un modèle culturel cloisonné, avec une vision fixiste totalement bloquée, où il n’y a pas d’issue. Cela traduit une incompréhension des mécanismes ordinaires de la vie et de l’évolution.

Daniel Bougnoux : DÉCOÏNCIDER

Nos vies se jouent à coups de dés : dé-paysement, dé-centrement, dé-localisation, départs… Nous sommes des êtres de désir et ce désir nous déchire, nous disloque, nous exile de tout paysage ou pays.

Bruno Caraguel : LA REMUE

Nous ne referons pas les villes, mais nous pouvons les rendre perméables aux vivants. C’est le choix d’un émerveillement qui n’est ni nostalgique ni passéiste, mais prospectif et innovant.

Pierre Janin / Thomas Mouillon :OBSERVER LES SOLS SOUS NOS PIEDS

Ancrage et nomadisme, rural et urbain, local et territorial, intellectuels et manuels, nous nous inscrivons dans le temps agricole des estives, le temps de la transhumance qui reste un formidable modèle..

Anaïs Tondeur : UNE TRANSPARENCE TROMPEUSE

Le Parlement des nuages transforme la salle d’exposition en prétoire. Un prétoire silencieux, comme en attente de verdict, où ce sont les nuages qui semblent devenus les témoins à charge, où ces entités transparentes sont reconnues pour leur place au cœur de l’équilibre du monde, garant du maintien de la respiration des corps.

Henry Torgue: LA GRANDE ÉCOUTE DU MONDE

Le bain sonore qui immerge nos vies ne se réduit pas à un habillage acoustique plaqué sur le paysage visuel. Dès le ventre de notre mère, l’ouïe est l’un de nos sens actifs pour appréhender le monde.

Jean-Christophe Bailly : BREF RETOUR SUR UN TITRE

Aussitôt que nous sortons du cercle de nos déplacements quotidiens, nous nous disposons à être dépaysés, projetés dans un autre espace et d’autres espacements, dans la position de l’apprenti qu’en fait nous ne devrions jamais abandonner.

Marc Higgins : LES SOUVENIRS DE VOYAGE DE DOUGLAS WHITE

Les Palmiers noirs de Douglas White sont au croisement de deux logiques jumelles d’exploitation intensive et aveuglée du monde. Ils nous invitent à nous allonger à l’ombre de la mondialisation touristique et de la domination de nos imaginaires. Ils ne contiennent aucun espoir.

Marie Chéné : TOUT AJOUT JOUE

L’écho nous renvoie, totalement ou en partie, ce qu’on lui a envoyé, et c’est comme s’il nous le redonnait tout neuf, comme s’il nous le faisait véritablement entendre. On lui propose un petit germe de langage et, d’un coup de revers, il vous fait la phrase complète.

Anne-Laure Amilhat-Szary : MOURIR DE PAYSAGE

Il n’est plus possible de contempler des lumières côtières sans penser aux drames migratoires qui traversent ces mêmes paysages.

Marie-Pascale Dubé : CETTE IMMENSITÉ RESSENTIE…

Plus je chante, plus j’ai le sentiment de revenir à quelque chose de déjà là et qui me surprend, qui ouvre et réveille des émotions déjà présentes en moi. Une pulsion de joie et une souffrance. C’est de l’ordre de la guérison. Je ne suis ni chamane ni guérisseuse, mais je sens qu’en moi, le chant me guérit.

Lora Juodkaite, Rachid Ouramdane : À CÔTÉ DU RÉEL

Pour moi, la giration reste une pratique quotidienne très simple. Ma conscience s’abandonne, je m’incline, et j’en suis reconnaissant. C’est peut-être pour cela que ce mouvement demeure en moi.

Jean-Pierre Brazs : LE MONDE EST D’UN USAGE DÉLICAT

Rien ne pouvant vraiment exister sans être dit, les mots du paysage ont une place à prendre, y compris dans le paysage lui-même.

Hervé Frumy : UNE NUIT SUR L’INACCESSIBLE

Un bivouac sur le mont Aiguille, vaincu le 26 juin 1492 par volonté royale. Accompagné de plusieurs corps de métier, Antoine De Ville y restera une semaine, le temps de dire une messe et de poser trois croix.

Ça Remue ! est une initiative de LABORATOIRE réalisée avec les soutiens de l’Idex Univ. Grenoble Alpes, du Département de l’Isère dans le cadre de paysage>paysages et de la Fondation Carasso sous l’égide de la Fondation de France.