Comment, devant São Paulo, imaginer une réplique artistique à la mesure de cette démesure, de ce brassage identitaire massif, de cette instabilité spatiale absolument vertigineuse ?
Comment ne pas se laisser intimider par l’ampleur de cette mégapole avec laquelle l’architecture colossale et massive du Pacaembù, le stade de football, entre si parfaitement en écho ?
Alors que le Pacaembù est habituellement le formidable transformateur d’une multitude de personnes en une foule uniforme de supporters, il est ici proposé comme support à l’imaginaire de 160 artistes des 5 continents, chacun intervenant sur une même épure des façades du stade avec la légèreté insaisissable, irréductible, proliférante du singulier.
Cette transmission planétaire de gestes intimes produit une communauté complexe et vivante, consciente d’être dans une respiration commune avec l’autre.
COMMENTAIRE LUIS AVELIMA
Pacaembù : un cheminement onirique
São Paulo avance dans toutes les directions. Tout est simultanément naturel et magique, concret et abstrait, immuable et fugace. Là réside peut-être sa réalité majeure, mais une réalité qui ne s’apprend pas clairement. C’est un rêve confus de Brésil. Dans sa pensée différente, elle offre autant de raisons pour le rêve que pour le cauchemar.
Terre parcourue et habitée depuis plus de quatre cents ans, ici se croisent des races, des modes d’être et des mondes de croyances. Et la présence de tant de parlers élabore des formes nouvelles parmi lesquelles ne se distinguent plus de formes dominantes. Souvent, ce sont les détails infimes qui régulent son fonctionnement et justifient sa filiation. Ici les êtres se caractérisent par leur excès. Excès de l’ordre de l’inusité, du monstrueux, jusqu’à des aberrations de sens, des déviations face à l’utilité, des artifices presque vides dans lesquels le « presque » joue le rôle de liaison. Mais dans ce va et vient, ce qui est le plus difficile pour le paulistano ce n’est pas de l’être, c’est de se comprendre. Dans l’enchevêtrement de la ville, nous n’avons pas toujours conscience de ce que nous pouvons ou valons. Nous sommes l’inquiétude incarnée. Les habitants de São Paulo ressentent son caractère onirique mais pas dans les formes qui habitent les rêves des nouveaux arrivants. La ville connaît son importance, mais ne se reconnaît pas dans les sacrifices de ceux qui sont venus pour l’ériger et la transmuer en cette matérialité monumentale. Ville cernée, visqueuse et enfumée, au ciel invisible, à la lumière le plus souvent tamisée par des nuages gris, ville habitée par un peuple aux nombreuses facettes et si réservé dans ses émotions, São Paulo n’envisage jamais de s’arrêter. Elle continuera à lutter pour honorer sa devise : croître, même s’il lui faut pour cela laisser derrière elle des valeurs essentielles à la formation d’une société saine et s’il lui faut faire face à une série de problèmes, sans jamais valoriser ou revaloriser l’être humain qui, à son tour, participe au processus général d’usure et de détérioration.
Mais peut-on réduire São Paulo à cela ? Comment la décrire sans tomber dans la contradiction permanente. Nous l’aimons, nous la haïssons, est-elle merveilleuse, est-elle monstrueuse ? São Paulo est tout cela et plus encore. Un champ propice au travail, une route sans gloire vers le chômage, un carrefour d’échange de connaissances et d’expériences, un lieu inénarrable, source inépuisable de passions pour poètes et écrivains, réservoir de cultures, marâtre incontestable de talents. Elle nourrit le Brésil.
Baudelaire disait : « Malheureusement, la forme d’une ville change plus rapidement que le coeur d’un mortel ». Et notre Alcântra Machado écrivait il y a quelques décades qu’à São Paulo « il n’y a rien d’achevé ni de définitif : les maisons vivent moins que les hommes et, rapides, s’écartent pour élargir les rues ». Nous savons tout cela, nous savons sa volonté d’être toujours la plus grande. S’il n’en était ainsi, elle n’aurait pas construit, entre tant d’autres oeuvres, ce qui à l’époque représentait le plus grand stade d’Amérique Latine : Le Pacaembù, aujourd’hui un support à l’imaginaire d’artistes du monde entier grâce à la magnifique idée du français Philippe Mouillon. Pour Mouillon, cette initiative produira une révélation pour le paulistano, qui, confrontant son regard aux regards d’artistes du monde entier, découvrira des dimensions insoupçonnées de son espace quotidien.
Mais pourquoi le Pacaembù ? Que représente-t-il aujourd’hui pour le paulistano ? En connaît-il même encore son origine ?
La construction du stade Pacaembù contribua à la poussée de la ville et accrut encore l’orgueil de ses habitants. Là où il fut bâti, il n’y avait qu’une vallée, un bourbier isolé avec de petites exploitations agricoles où l’on cultivait le thé et où les esclaves atteints de variole et les groupes de brigands avaient l’habitude de se réfugier. Grâce à la compagnie City (City of São Paulo & Freehold Limited) l’endroit fut partagé en lots et accueillit l’élite de la ville. Pacaembù devint le symbole de la modernité pour les paulistanos. « C’était le stade de tout le monde : des pauvres qui venaient assister aux matchs; des riches qui occupaient les places numérotées; des politiciens à la tribune d’honneur; des classes aisées qui organisaient la fête de Nouvel An dans le salon de fêtes. » Endroit préféré pour les grandes commémorations de la ville, il exhiba tout son potentiel, car il ne reçu pas seulement des joueurs comme Leõnidas, Pelé, Gilmar et Mazzola mais accueillit aussi des compagnies de ballet comme Bolshoi, l’Orchestre Symphonique de Berlin et des artistes comme Tina Turner, Luciano Pavarotti, Paul MacCartney et les Rolling Stones.
Lors de son inauguration, Getùlio Vargas, parlant à l’improviste dit que : « les lignes sobres et belles de son imposante masse de béton et de fer ne valent pas seulement comme expression architectonique (…) mais aussi comme oeuvre saine de patriotisme parce que voué à la culture physique et à l’éducation civique ».
Le temps passe, l’industrialisation croissante change le profil de la ville. Le commerce et les services ont pris de l’expansion. La ville est devenue son propre horizon. Le Pacaembù ne présente plus la même vigueur. Ce n’est plus qu’une masse de béton pour le regard quotidien. Il a perdu son importance et n’est même plus le plus grand stade de la ville. Pourtant, le Pacaembù garde sa superbe et les formes vues par Getùlio Vargas. Mais est-il encore en intimité avec les habitants ?
Le projet Façades Imaginaires surgit au moment où pointe la nécessité de redoubler d’attentions envers les monuments de la ville. Au bon moment, il permet à chacun de s’approprier ses formes. Se pourrait-il, qu’avec la ferveur d’autrefois, le paulistano s’enorgueillisse de cette immense masse de béton et de fer ?
Luís Avelima
COMMENTAIRE PIERRE SANSOT
La houle des stades
Les images de Pacaembù, le stade de São Paulo, me bouleversèrent dès que Philippe Mouillon les proposa à mon regard. Son immensité ne le rendait pas inhumain, en quelque sorte inhabitable par le regard. Car il convient qu’un bâtiment, surtout s’il possède une valeur symbolique, soit à la mesure du paysage dans lequel il prend place, qu’il ne se laisse pas écraser par lui, qu’il ne sombre pas corps et biens dans une trappe immense. Il lui faut posséder du coffre, du volume, que les grondements répondent à ceux de la mégapole, que la foule des supporters tienne le coup face aux groupes humains qui circulent dans la cité. Les stades ont encore grandi puisque maintenant ils s’accompagnent de parkings, de voies souterraines, de salons de réception, de restaurants (de préférence) panoramiques, demain d’hôtels et ainsi ils se montrent en accointances avec tout ce que la fureur de notre époque produit et construit… autoroutes, grandes surfaces, industries, voies rapides, chantiers énormes avec leurs grues et leurs machines performantes.
Leur existence apparaît d’autant plus justifiée qu’ils accueillent les grandes manifestations politiques, religieuses, artistiques. Ce n’est pas seulement parce qu’on entend les rentabiliser mais parce qu’ils sont à la mesure de ce qui se produit dans ces cités gigantesques. Le pape se pose en hélicoptère dans l’un d’entre eux. Une star d’envergure internationale se fait fort de le remplir à ras bord. C’est pourquoi on les donne à visiter aux touristes : stade de São Paulo, de Toronto, de Manchester au même titre que d’autres endroits symboliques : comme eux, ils manifestent l’âme et la culture d’un pays.
Nous les apercevons sublimes et nous savons que le sublime se situe à la crête de deux versants : d’un côté -et il n’est pas question de le nier- le barbare, l’outrance menaçante, effrayante, de l’autre le grandiose, le superbe. Faisons en sorte que de ces deux versants le premier ne l’emporte.
Un doute demeure : les stades n’exhiberaient qu’une part de notre urbanité. Ils ne seraient pas représentatifs d’une autre face de notre univers : les chaînons du monde pavillonnaire, l’étalement des cités et des banlieues et aussi tout ce qui demeure tout de même du bâti traditionnel. Ce serait se fier à une opposition qui n’a pas lieu d’être car notre post-urbanité, voyez São Paulo, c’est la juxtaposition des verticales et des horizontales, des gratte-ciel et des favellas, des villas gothiques, des églises baroques, de centres unidimensionnels et des friches, des habitats rustiques. Notre regard ne souffre plus d’une cohabitation qui a pu le heurter et nous serions déconcertés si l’une de ces deux composantes venait à disparaître.
Le stade phare, le stade aux dimensions d’une mégalopole ou d’un immense pays et parfois d’un continent illumine une infinité de petits stades qui en retour l’irriguent de leur verve, de leur déflagration émotionnelle. Dans un pays qui a la passion d’un sport, par exemple le football, il se rencontre une infinité de brandons, de feux de joie qui mettent le feu sur une modeste pelouse râpée, inégale et aussi par jour de fête : dans une cathédrale de béton. Dans un pays de passion tout apparaît virtuellement comme un stade, je veux dire un lieu où l’on peut dribbler, tacler, foncer à vive allure, rouler sur le sol à la suite d’un but marqué. Tout, c’est à dire une rue peu fréquentée, une plage, un terrain vague, la cour d’une école ou d’un immeuble. Nous sommes mal avisés, en vertu d’une exigence injustifiée, de limiter un sport à quelques terrains reconnus par l’institution, car alors la rencontre cesserait d’être un jeu pour devenir un divertissement qui n’engage pas les coeurs ou les âmes. Le va et vient me paraît incontestable : en jouant sur ce terrain bosselé, entre chien et loup, les gamins et aussi les adultes s’enfièvrent à la pensée (au rire) qu’ils pénètrent dans l’enceinte sacrée sous les applaudissements d’une foule en délire. En revanche un stade immense est moins homogène qu’il ne semble. Des quartiers (plus ou moins riches), des clans de supporters avec leur fanion, leur bar, des classes d’âge, y prennent place ici et non ailleurs. Il nous faudrait prendre acte et rendre justice à la diversité des stades qui implique des modes divers de socialité. Je réserverai pour l’instant celle qui caractérise les grands stades, où l’homme semble se perdre dans la masse. Dans le stade moyen d’une ville moyenne (un stade de 20 000 personnes pour une ville de 200 000 habitants), il se produit des relations qui n’ont plus la chaleur des communautés mais qui laissent une place aux visages dans leur singularité. Il existe aussi des petits stades qui a l’ordinaire rassemblent une ou plusieurs centaines de spectateurs dans une banlieue ou un village. Ces joueurs sont connus et les spectateurs liés par l’amitié ou le voisinage se saluent et même s’embrassent.
Le même individu peut se rendre à tel ou tel stade et en conséquence, emprunter tour à tour plusieurs modes de socialité : le passager obscur d’un paquebot dans lequel sa propre stature disparaît, le citoyen d’une modeste république et enfin l’usager bonhomme qui reconnaît les labours de son enclos. Nous sommes en présence d’une complémentarité beaucoup plus que d’une opposition. Il existe une identification avouée des supporters à leur stade et à leur équipe et celle-ci est d’autant plus précieuse qu’elle intervient au moment où les autres processus d’identification (par la famille, par le milieu, par le voisinage) s’estompent. Mais comment l’expliquer ? N’est-elle pas un leurre si l’on songe à la distance qui sépare une foule de ses idoles tellement plus riches et, pour la plupart, inaccessibles ? C’est le propre d’une idole de ne pas se laisser approcher aisément. En outre le supporter n’hésite pas à l’apostropher, à la célébrer, à l’insulter, à la tutoyer, à la consoler sur un mode imaginaire et ceci au cours de la rencontre tout autant que rendu à son domicile. L’équipe est-elle une entité vague, mouvante, puisque les joueurs, par le jeu des transferts changent ? Là encore, le processus identificatoire peut s’exercer sur un support flou, qu’il s’agisse d’une nation, d’un parti, d’une cause. Les stades réels et les stades imaginaires, pour reprendre une remarque de l’architecte J.Lovera, les équipes réelles et les équipes imaginaires font bon ménage, d’autant plus que cette forme de religion bénéficie d’un lieu de culte (le stade) et d’une temporalité (le calendrier sportif). Là où l’observateur croit apercevoir une masse aveugle, le supporter vibre dans sa chair, dans sa singularité. A la fois seul et ouvert à un dehors immense, turbulent qui ne l’écrase pas mais avec lequel il vibre. Du dehors sa voix semble se perdre au milieu du tohu-bohu, du dedans sa voix s’enfle de toutes les autres.
Il ne faudrait pas pour autant s’en remettre à une confiance excessive. La ville (et donc ceux qui l’habitent) et les stades ne cohabitent pas sans peine. Étant donné le volume de ces derniers, ils sont parfois séparés de l’agglomération et l’on y parvient à travers toutes sortes de détours et de contournements : peu importe, le supporter traverse, sans trop maugréer, un no-man’s land de peu d’intérêt.
Les stades, quand ils émeuvent et rassemblent les foules gigantesques, exigent des moyens de sécurité et de protection importants. Les responsables politiques et sportifs quadrillent, jugulent, contrôlent les flux, ce que nous comprenons fort bien mais qui risque d’exténuer ou d’atténuer les émotions sauvages et combien bouleversantes d’une foule quand elle est livrée à elle-même. Il se produit parfois des conflits entre des âmes ardentes et les prudences du pouvoir. Les supporters tergiversent, acceptent ou protestent. Mais de telles contraintes, l’expérience et l’observation nous l’assurent, ne tarissent pas la soif d’être ensemble. Je décèle un autre péril du même ordre. L’identification voudrait que les spectateurs soient à leur manière des acteurs (le douzième homme au football). Les responsables sportifs ont de plus en plus à l’esprit les spectateurs sages donc plutôt passifs, assis, encoquillés dans leur fauteuils, ils ne pourront plus parcourir l’enceinte, se dresser dans les limites de leur coquille et jouer de leur corps. Des professionnels, avant la rencontre, durant la mi-temps et même au cours du match seront chargés de pourvoir à l’animation alors que cette esthétisation de la vie quotidienne fut l’apanage des gens de peu.
Il convient qu’un stade soit habitable, autant et parfois mieux qu’un domicile, par ses familiers. En conséquence un stade déjà ancien peut rebuter parce qu’il, semble-t-il, constitue un amas de béton sans complaisance et pourtant quand les supporters le bercent de leurs émotions, la charpente, elle aussi, entre dans la danse et elle tangue à l’instar des hommes. Par contre tel stade récent vanté pour sa sveltesse (il n’est pas opaque et ce n’est pas un monobloc) abritant 4 000 m2 de surface ouverts en permanence, avec deux restaurants et des magasins de sport et une esplanade traitée comme une place urbaine n’est plus une cathédrale mais un parc de loisirs destiné à d’éphémères touristes, ceux là même qui dans nos églises ont remplacé les dévots.On comprendra qu’au delà de ces querelles d’architecte, je prends parti et j’oppose un peu trop crûment deux conceptions de la vie : au terme de la première, il convient de surfer, de butiner, de prendre au plus vite un plaisir puis un autre que l’on oubliera aussitôt. En vertu de la seconde, d’autres hommes désirent rencontrer des lieux plus forts qu’eux-mêmes, et en ressortir avec des bleus à l’âme et des cicatrices dans leur chair : « pas le bonheur, surtout pas le bonheur, mais la joie. Il faut toujours choisir le plus tragique, non point la décontraction mais le resserrement, non point la mesure mais l’exaltation ».
Pierre Sansot