face to face

Inventer un dispositif pour l’espace public ruiné de Johannesburg est une tâche complexe. Dès son premier voyage, Maryvonne Arnaud fut séduite par l’incroyable diversité humaine de la ville. Toujours attentive aux bricolages de survie des populations des mégapoles, elle fut ici alertée par les usages quotidiens du sous-prolétariat noir qui circule dans des milliers de combis, sorte de minibus de transport en commun à l’économie informelle. Elle composa rapidement ces éléments en proposant aux habitants qui le souhaitaient de réaliser leurs portraits photographiques, puis de monumentaliser ces visages et d’en recouvrir les flancs des combis. 

Parallèlement, Laboratoire contacta douze d’écrivains originaires d’Afrique ou de la diaspora noire dans le monde en leur proposant de légender ces portraits. 

Une fois en possession des textes de Nurrudin Farah, Mia Couto, Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun, Emmanuel Dougala, Lesego Rampolokeng ou Maryse Condé, il restait encore à accorder cette intervention urbaine à la réalité de l’illettrisme d’une part, et à la tradition de l’oralité dans les cultures africaines d’autre part. Les textes furent traduits dans la pluralité des langues en usage en Afrique du sud (anglais, afrikaans, zoulou, xhosa, zwazi, ndebele…), puis enregistrés sur cassettes afin d’équiper les radios des combis recouverts des portraits. 

L’exposition mobile pouvait débuter. Durant trois mois, une vingtaine de véhicules firent la navette d’un bord à l’autre de Johannesburg, en tentant d’en suturer les béances.

Télécharger le commentaire de Catherine Blondeau, Directrice de l’IFAS de Johannesburg

Textes originaux :

Nos différences nous bousculent. Je suis Indien, je suis rouge, je suis Africain, je suis blanc, je suis noir, je suis zoulou, ma peau est blanche, ma peau est noire comme un cœur qui chante le bonheur de vivre dans la diversité, dans les couleurs de toutes les épices.

Peau noire, peau rêvée dans un destin cruel. Peau blanche, rêve sur rêve, rêve de lumière, mais c’est le même sang qui coule dans les veines de l’espoir, dans les ruelles de l’évidence.

Tahar Ben Jelloun

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Il n’y a pas de pierre précieuse sans ses grains de poussière.

Nuruddin Farah

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Une certaine étrangeté, la ride légère du regard. Comme si cet enfant interrogeait le monde, ce

même monde qui l’invite à abandonner l’enfance. A la commissure des lèvres, le sourire peu à peu

s’éteint, effaçant l’innocence qui ne servira plus après l’enfance.

On devine le tout : le sari, les couleurs, les parfums. Comme si une âme entière se dévoilait dans

le sourire ouvert. Les rares fils blancs de la chevelure n’arrivent pas à neutraliser la jovialité. La

femme sort de la photo, elle n’accepte pas le cadre du portrait.

La rondeur du visage, soulignée par l’arc du bandeau. Et la fente des yeux où se décèle une joie

contenue, orientale. Cette Afrique est déjà Orient, nous sommes des êtres de frontière entre des

mondes divers.

Mia Couto

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Braise, braise

Tisons de tes yeux

Sous le diademe de tes cheveux

Crepus.

Ton sourire timide luit comme

Le devant-jour

Braise, braise

Tisons de tes yeux.

Tes yeux portent la gravite de l’espoir

Et le serieux des lendemains

Qui ne connaissent pas la peur

Braise, braise

Tisons de tes yeux,

Ta beaute foudroie

Malfini qui plane

A hauteur de soleil

Braise, braise

Tisons de tes yeux,

Es-tu ange ou demon?

Lapin ou Zamba?

Comment le savoir?

Maryse Condé

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Eclatant de rire

Avec les épaules qui s’agitent sous l’exultation

Le garçon s’interroge sur le futur

Et sur l’arrivée de la nouvelle nation

 

Dans cette perplexité joyeuse il observe les visages

Qui s’étalent sur les pages des hebdomadaires

Les jeunes aussi bien que les vieux sans dignité

Rêvent du temps où ils n’étaient que des collégiens radicaux

 

Les visages sont les restes de la mémoire collective

Pourvus de la sagesse des temps anciens

Qui fouille dans les profondeurs de l’entrepôt

Et qui a le pouvoir d’invoquer les images soulageantes

 

Les sourires, les renfrognements, les grimaces ou la force d’âme

Les symboles de joie, de peine, de perfidie ou de courage

Sont gravés en sang sur les visages

Et parlent de vie, de mort et de plénitude éternelle

Mandla Langa

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tête à nattes / tête à pattes

pimpant tapis d’poils

plante là ta peur du pire

ce millénium de merde

botte lui l’arrière-train

boxe en cadence, boxe et tape

va y cool au cœur du guerrier

grince et grippe l’ankylose

rap ou rock te prend la tête

l’harmonie anorexique

tambour saoulé

tambour et basse

etouffent un sanglot de vomi

Lesego Rampolokeng

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Point n’est besoin de parures d’or : une touffe de

cheveux, un sourire, et la beauté du monde éclate sur un visage.

Un papillon sur une fleur

Une couronne sur la tête d’un roi

Une touffe de cheveux qui parade

Sur un front dégarni

Tout est parure, tout est beauté.

Emmanuel Dongala

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Je passe un peigne lentement dans mes longs cheveux noirs

J’en retire le boucan de la circulation de Jo’bourg

Les cris des marchands ambulants et 99 centimes

Les plusieurs langues qui se bousculent

La fumée, les trottoirs se déroulant

Qui sont peints jaune mangue, rouge tomate

Où les épis de maïs deviennent or

Et les saucisses éjaculent leur colère graisseuse

Tout le grabuge électrique de Jo’bourg. Jusqu’à

Ce que tout ce qui me reste soit mon doux sourire

Chris van Wyk

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histoires

Invitée par Françoise-Hélène Jourda à réaliser le 1% du nouveau Palais de Justice de Melun, Maryvonne Arnaud installe deux mains couchées au sol de part et d’autre du hall d’entrée, dans la salle des pas perdus.

Une main d’homme et une main de femme, paume ouverte, simplement incluses dans le sol de part et d’autre du hall. Le gigantisme des images offre l’opportunité de pénétrer la mémoire d’une vie accumulée dans ses plis, dans les détails intimes de la peau, dans les lignes de la main ou les traces de blessures passées.

Mais une opportunité illusoire, car notre exploration reste bien lacunaire. L’illusion de réel induit par la photographie fut très tôt mobilisé par l’anthropométrie. Les empreintes digitales, puis la biométrie décrivent discrètement une société de contrôle, pourtant toujours submergée par la prolifération infinie du vivant.

Ces paumes offertes, ouvertes en interface entre je et l’autre, entretiennent une si lointaine filiation avec les mains primitives de l’art de l’aube de l’humanité que, cheminant sur ses photographies plaquées au sol, revient en mémoire ce texte arrogant et désabusé de Jean Paul Sartre, en clôture de son autobiographie “Au bout du compte, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.”

légende(s)

 

Légende(s) est une initiative débutée en 1994 à Echirolles, en banlieue de Grenoble, une cité confrontée à la coexistence difficile de communautés. Elle fut développée ensuite à Sarajevo, à l’heure de la logique délirante dite de l’épuration ethnique, puis à Abidjan et Dakar, ces banlieues du monde où la coexistence devenait inimaginable.

En élaborant Légende(s), Philippe Mouillon avait en mémoire ces images de presse de femmes tendant à des inconnus le portrait photographique d’un absent, mari ou fils, disparu dans les plis de l’histoire contemporaine, ainsi que cette phrase de Gilles Deleuze : ”Nous sommes toujours en situation de fabuler l’autre”

Il avait été témoin de ville en ville de ce voisinage quotidien de populations d’origine planétaire, et de l’urgence à penser cette proximité nouvelle.

Légende(s) est une forme-processus : dans un premier temps, Maryvonne Arnaud réalise des portraits d’habitants anonymes. Ce geste est habité chez elle d’une telle humilité et d’une telle détermination qu’il lui permet d’atteindre un degré d’intensité rare dans sa relation avec les êtres. Elle se positionne d’emblée avec eux, simplement. Sa photographie est frontale, le cadrage serré distingue chaque individu dans sa plénitude, dans sa singularité et le détache des signes sociaux inscrits dans son environnement ou dans ses vêtements.

Dix portraits seulement sont retenus, puis proposés à douze écrivains vivant en cercles concentriques d’éloignement croissant depuis l’épicentre constitué par le lieu de la prise de vue. Les tirages photographiques originaux remis entre les mains de chaque écrivain créent une intimité paradoxale, comme un album de famille d’une filiation inconnue.

Chaque écrivain s’appuie sur cette proximité avec ces visages d’anonymes pour légender les portraits. Tous les visages sont légendés par tous les écrivains : il en résulte une multiplicité foisonnante d’interprétations, multiplicité restituée par la suite en associant intimement les portraits reproduits à la taille réelle et leurs légendes.

Légende(s) organise soigneusement un amalgame entre la destinée du spectateur, l’expérience du monde de l’écrivain, et la réalité impalpable du sujet photographié. L’identité dans son acception ordinaire, enracinée, unique, parfois atavique, peut s’élargir et se diversifier. Légende(s) ouvre ainsi un espace de voisinage entre l’universel et le singulier qui autorise à élaborer une pensée de l’autre. Un autre qui n’est plus seulement l’étrange étranger, mais prend place enfin auprès des miens.

portraits originaux Maryvonne Arnaud, textes originaux Velibor Colic´, Vidosav Stevanovic´, Abdelwahab Meddeb, Vaclav Jamek, Eqrem Basha, Ismaïl Kadaré, Jasmina Musabegovic´, Demosthenes Davvetas, Nédim Gürsel, Danièle Sallenave.

 

 

corpus

Lieux à l’identité niée, quartiers ravagés, villes ruinées, comme Prypriat déserte à quelques pas de Tchernobyl, les bas quartiers de Liverpool, les lisières du mur à Berlin, ou les villages de Croatie après “ l’épuration ethnique ” menée par l’armée serbe…

Ces territoires, Maryvonne Arnaud les parcourt à pied. Pas à pas, elle photographie simplement le sol à ses pieds en évitant toute ligne de fuite, tout effet de perspective. Un corps à corps s’installe, dans une longue solitude, entre le site et la photographe. Cette vue courte et plate, centrée sur le fond, comme l’est celle du marcheur observant le sol où il pose ses pas, condense derrière sa banalité apparente plus d’indices qu’une vue générale, inconsciemment organisée et codée par notre culture de l’espace. Chaque fragment photographique correspond à une enjambée. Il est ensuite reproduit à son échelle réelle, et juxtaposé aux autres, côte à côte, jusqu’à reconstituer le parcellaire du sol d’origine.

Une intimité paradoxale en résulte pour l’observateur : nous ne sommes plus l’habituel spectateur d’une représentation exposée dans un espace dédié, mais un témoin impliqué dans un espace dont les indices ressemblent à ceux de notre quotidien – une poupée, une chaussure de femme, quelques tasses à café….  Un témoin affecté, ébranlé par cet espace si lourd de menaces.

Corpus / Maison de village, Croatie (détail 40×60) 1992

 

Tchernobyl / École de Pripiat (détail 40×60) 1992

 

Tchernobyl / École de Pripiat  (240×180) 1992

 

  • Marche et démarche, commentaire de l’écrivain et philosophe Danièle Sallenave :

Il y a probablement autant de dissemblances que de similitudes entre l’acte d’écrire et celui de photographier, entre la vision et la prise de vue, entre la démarche de l’écrivain et celle du photographe. Mais parfois on a plutôt envie de penser à ce qui réunit que de souligner ce qui sépare : or justement, ce mot de démarche, ou de marche, semble rapprocher le travail que nous menons actuellement, Maryvonne Arnaud et moi. Chacune a commencé de son côté, chacune dans un moment particulier de sa vie, naturellement. Mais tout à coup, voilà: il y a des similitudes évidentes, et elles frappent. Justement, j’y reviens, il y a ce mot plutôt abstrait : démarche, et son frère concret : marche. À eux deux ils tissent quelque chose entre deux parcours, d’écrivain et de photographe, ils rapprochent deux façons d’être, deux façons de progresser dans la  représentation. Lorsque j’ai rencontré le travail de Maryvonne Arnaud, je sortais d’une longue période où je m’étais exclusivement dédiée à la tenue de carnets de route, ou de voyage, ou tout simplement quotidiens. Je m’étais seulement liée à cette exigence : les rédiger au courant de la journée, pas à pas, dans le moment de l’événement, et non comme un brouillon ou des notes erratiques. M’efforçant à la rigueur stylistique, à une vraie continuité de développement. Comme elle dans ses images. De sorte que je me suis trouvée, sans l’avoir cherché, absolument “en phase”, comme on dit de deux phénomènes physiques, avec les photographies de sol qu’elle avait faites à Tchernobyl ou Dubrovnik. Lorsque nous en avons parlé, à son initiative, nous avons découvert que la marche n’était pas une occasion, un hasard, ou une circonstance, que c’était au contraire la base et le rythme de notre expérience vécue, le point de départ de sa mise en forme écrite/visuelle. Naturellement, les objets sont différents, les résultats aussi, tant est forte l’incidence formelle de la technique. Autant il est loisible à la photographie de respecter ce découpage, ce morcellement du temps vécu, autant il est difficile à l’écriture de ne pas s’échapper, de ne pas se porter, se déporter, invinciblement vers l’imaginaire, le passé et le songe. Mais tant pis : marchant côte à côte, sinon exactement du même pas, la photographie et l’écriture peuvent faire, et nous l’avons fait, un bon bout de chemin ensemble.

 

  • Cela même que nous arpentons, commentaire du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe :

Deux choses sont extrêmement difficiles à déterminer aujourd’hui :

– le statut de la photographie – quant à l’art – quelle que soit la qualité de la réflexion à ce sujet, depuis Baudelaire jusqu’à Walter Benjamin et au-delà (du moment où l’art occidental s’est soumis au dogme de l’imitatio, personne ne sait plus quoi faire de la photographie).

– Le geste artistique (Il est en perdition à la mesure de l’effondrement des «canons» esthétiques reconnus).

Maryvonne Arnaud me semble répondre à ces deux questions : elle photographie – des sols ; la probité est entière et le résultat impressionnant: c’est cela même que nous arpentons, sans la moindre tricherie. Ces sols ainsi photographiés – «objectivement»- sont ceux qu’un photographe désubjectivé peut prendre : geste minimal, compliqué d’une élaboration artistique. Là encore, j’y insiste, la probité est entière. Et c’est, au bout du compte, très beau.

 

façades de papiers sensibles

L’église du village de Péage de Roussillon domine la vallée du Rhône depuis des siècles. Lieu de mémoire, c’est un de ces ancrages identitaires communément partagés par tous, dont la fonction symbolique n’est cependant plus interrogée par l’épreuve de la vie quotidienne.

Maryvonne Arnaud s’en empare en 1987 : depuis un camion à nacelle, stationné quelques mètres en avant de la façade de l’église, elle réalise durant plusieurs heures un ensemble systématique de prises de vues de détail : au total, 110 images d’un format sensiblement d’un mètre carré, réalisées frontalement et sans lignes de fuite, qui reconstituent intégralement la surface de la façade.

Mais la rigueur de cette prise de vues systématique ne masque pas les absences du photographe. Elle en révèle au contraire les pertes d’attention, les remords, les errances spatiales, amplifiées par l’épreuve physique que constitue cette longue confrontation.

Les fragments sont ensuite reproduits grandeur nature puis greffés sur un réseau de câbles assemblés et tendus devant la façade réelle du bâtiment.